Ce qui suit a été présenté à la vingtième Film Studies Conference à Udine en 2013, et a été publié, sous un titre et une forme légèrement différente, dans les Actes parus chez FilmForum en avril 2014.
Avant-propos :
Je reprends ici une réflexion engagée devant vous en 2009, lorsqu’en analysant les continuity scripts (les découpages avant tournage, notamment ceux relevant de l’activité de Thomas H. Ince) du fonds Aitken de la Cinémathèque française, je constatais le peu de consistance en 1915 du statut de réalisateur, celui à qui la cinéphilie française a confié le rôle central d’auteur, de responsable de l’œuvre cinématographique, dans une conception largement débitrice de la critique littéraire et de sa conception de l’œuvre rapportée au nom d’auteur, pour paraphraser Lacan et continuer Foucault. On crédite ordinairement Ince d’avoir mis en place, notamment à travers le continuity script, un mode de conception et de production modernes, en avance sur le système des studios, dans le fil du taylorisme et de l’organisation industrielle du travail. Mais symétriquement, on l’accuse d’avoir tiré la couverture à lui et d’avoir fait enregistrer à son nom des films dont il n’était pas le réalisateur. Si le premier point est exact, même si Ince n’est pas l’inventeur du système et le seul responsable de sa mise en place, le second n’est que très rarement attesté dans les fiches de la Library of Congress. Ince fait toujours dans un premier temps enregistrer le nom de l’auteur de l’histoire ou du scénario, et dans un second temps celui du réalisateur, mais il est vrai que parfois il fait figurer son nom.
Je ne suis pas certain qu’il faille voir là de l’arrogance ou du sans-gêne, mais bien le fait que, sans avoir réalisé le film lui-même, Ince puisse s’en attribuer la paternité, en raison du mode de travail de l’époque où le scénario est développé dans le département des scénarios, sous la responsabilité de son directeur et donc hors de celle du réalisateur. Le continuity script est ensuite présenté au « supervisor », en l’occurrence Ince, qui y fait intégrer ses demandes en matière d’image et d’aspect. Ce n’est qu’une fois le continuity script totalement finalisé qu’il est soumis aux acteurs et au réalisateur qui peuvent y apporter quelques changements pour donner sa forme finale au « découpage avant tournage » qu’il conviendra de respecter une fois cette phase accomplie. Le réalisateur est alors le délégué du superviseur et du « editing director », et est en charge de la phase « tournage », ou plus exactement de la direction d’acteurs, puisque que le « continuity script » est ce qui permet au directeur de la photographie et au décorateur en chef de préparer le tournage et de résoudre en amont toutes les questions techniques sur les effets lumineux, la construction des décors ou la présence des accessoires nécessaires. Dans ce système, le réalisateur voit sa fonction à la fois réduite (il n’est pas l’auteur du film, au sens où l’entend la politique des auteurs), et précisée (il est en charge du jeu des acteurs et cela est si important que tout autre tâche doit lui être épargnée).
Je ne rappelle cela que pour mieux cerner mon point d’aujourd’hui qui porte sur le star system et certains de ses effets contradictoires, toujours dans cette même période de 1916-1919 qui correspond à l’essor et à la disparition de la Triangle, que je vais traiter comme symptôme de la mise en place du système hollywoodien dans le flottement ou les glissements de la définition des places et des fonctions dans l’organisation de la production.
Une évolution linéaire du système ?
Afin que les choses soient bien claires, il me faut rappeler les phases de cette évolution du système telles qu’elles ont été décrites dès 1985 par la très grande Janet Staiger[1], et qui sont au nombre de quatre :
Concentration et indépendance : la résistance au producteur central
Mais comme le souligne très justement Janet Staiger (p. 137 de l’édition américaine), sa description n’est qu’une synthèse, une généralisation, et si l’on prend une firme particulière, on s’apercevra qu’elle peut comprendre simultanément plusieurs types d’organisation. Et elle cite à très juste titre l’exemple de la Triangle, à l’intérieur de laquelle Ince administre l’unité qui produit les films Kay Bee, unité à l’intérieur de laquelle la star William S. Hart dispose de sa propre compagnie maintenue à Santa Inez Canyon quand les studios de la Kay Bee ont migré à Culver City. Mais on pourrait aussi citer Chaplin et son studio Lone Star quand il est sous contrat à la Mutual dans les mêmes années 1916-1917 (je n’entre pas ici, quoique la chose ait son importance pour notre histoire comme nous venons de le voir pour la Paramount et ses métamorphoses, dans la distinction entre maison de production et maison de distribution puisqu’il s’agit de maisons de distribution-production) : Chaplin obtient de la Mutual, qui rassemble plusieurs producteurs, à la fois son embauche, un salaire absolument mirifique et un studio pour lui tout seul.
Cette évolution vers un mode centralisé et fonctionnel de management, initié par la technique du continuity script, entendu comme commande de film à réaliser, s’appuie en partie sur le star system développé dans les mêmes années 10 et plus particulièrement encore à partir de 1912. Le star system naît de plusieurs choses simultanément : l’accroissement de la production sous la pression de la demande en salle, la compétition entre maisons de production poussant à une différenciation des produits, et les difficultés de la distribution pour joindre le public de cinéma puisque l’information vise les distributeurs régionaux et non le public national (ce sera une des innovations introduites par Hodkinson au fondement de la création de Paramount 1). Il est plus facile de communiquer sur le remploi d’une star dans un nouveau film que de raconter ce film de façon innovante et attractive. De ce point de vue, le star system participe de la mise en place du studio system tel qu’il s’établit à partir de 1914 jusqu’en 1931. Mais (et c’est mon point d’aujourd’hui), le star system va également à l’encontre de la mise en place du système à producteur centralisé, comme le montre un certain nombre de cas.
On le sait, la Triangle a été une tentative, quelque peu prématurée, d’organisation centralisée avec des ‘director-units’ dans un premier temps, et qui s’est appuyée (on a voulu y voir une des causes de son échec) sur des « Broadway stars » recrutées en masse à l’été 1915 pour qualifier et différencier le produit. Je n’entre pas ici dans le procès, à mon sens très largement infondé, fait à la Triangle, de mauvaise gestion et d’erreur de management dans ce recrutement d’acteurs de théâtre pour le cinéma : le cinéma a besoin de grands noms et les acteurs de cinéma ne sont pas encore assez nombreux et assez connus pour assumer à eux seuls cette tâche et on fait appel à des acteurs de théâtre expérimentés et connus.
Les grandes manœuvres de 1916 :
Il faut rappeler que 1916 est pour le cinéma américain, après la condamnation du Trust, une année de grandes manœuvres. La Triangle connaît déjà de grosses difficultés financières pendant que Hodkinson vole, avec sa Paramount première version (nouveau système de distribution au plan national, nouveau mode de financement de la production)[3], de succès en succès et que Mutual prend sous contrat avec des conditions pharaoniques Charlie Chaplin. Zukor et Lasky, qui se sont liés à Hodkinson, essaient dans un premier temps de l’écarter en faisant alliance avec la Triangle (qui a le même objectif). La manœuvre ayant échoué, ils prennent le contrôle de Paramount et forment un formidable bloc de production et de distribution sous leur unique contrôle. Ils débarquent Hodkinson qui, quelques mois après, s’emparera de la moitié de la Triangle. C’est dans ce contexte qu’il faut regarder nos quelques cas d’indépendants irréductibles.
De quelques cas :
En décembre 1915, la Triangle distribue un film Keystone intitulé Fatty and the Broadway Stars, mis en scène et interprété par Roscoe Arbuckle, grande vedette, avec Mabel Normand, de la Keystone[4]. Mabel Normand, qui est aussi la maîtresse de Sennett, ne joue pas, bizarrement, dans ce film où elle est fort mal traitée : son portrait, qui trône sur le bureau de Sennett, qui interprète son propre rôle, est violemment jeté à terre et brisé par des grévistes en colère. Le film vient à peine d’être distribué qu’Arbuckle et Normand quittent Los Angeles pour s’installer dans les studios de Fort Lee sur la côte Est afin d’y tourner un autre type de film comique que celui prôné par Sennett (ils souhaitent passer au long métrage quand Sennett en tient pour le deux bobines, et au film à budget important quand Sennett prône l’économie), preuve qu’ils n’entendent pas être soumis au nouveau mode de production et assimilés aux acteurs récemment engagés : ils tiennent à se distinguer par leurs films et leur nom. Fort Lee devient ainsi pour eux ce que Lone Star est pour Chaplin : un lieu de liberté et d’identité. Mabel Normand, après un certain nombre de péripéties, finira par revenir sur la côte Ouest et à proximité de Sennett, mais ce sera pour y disposer de son propre studio, Mabel Normand Productions, et y tourner Mickey, long métrage qu’elle veut radicalement différent des films qu’elle a précédemment tournés (http://slapstick-comedy.com/Mabel/Bio03.html ). Il est vrai que cela est de courte durée : elle revient sous la coupe de Goldwyn avant d’être, si l’on peut dire, rachetée par Sennett.
La Triangle nous fournit encore un autre exemple éclairant : celui de Douglas Fairbanks Senior, Broadway star recrutée, comme toutes les autres, à l’été 1915.
Fairbanks est en juin 1915 un acteur de théâtre connu mais qui n’a jamais fait de cinéma avant ce contrat avec la Triangle qui fait là un choix très judicieux pour marquer son arrivée et sa différence, notamment en raison de son type de jeu très particulier alliant humour et petites acrobaties (il fait de petits sauts par-dessus des obstacles ou grimpe sur des éléments de décor)[5]. Jusqu’en février 1916, alors que les films dans lesquels il joue sont distribués depuis septembre 1915, et alors que ses films sont importants (ils reçoivent un bon financement et une bonne distribution, et ils servent d’emblème pour la nouvelle firme), la Triangle ne fait pas de publicité particulière sur son nom : Fairbanks fait comme les autres partie du « stock », de la compagnie des acteurs recrutés à l’été 1915. Mais le succès rencontré par ses films change la donne et il reçoit un autre traitement en termes de publicité à partir de mars 1916 où il reçoit un traitement de star. En décembre 1916, il prend congé de ses collègues et regagne la côte Est. Il n’est pas le premier a quitté le navire après les événements de novembre : la Triangle a dû vendre ses « exchanges » qui sont alors pris en main par Hodkinson et Lynch, et Aitken a dû racheter les parts de Kessel et Baumann, propriétaires de la New York Motion Picture, qui menaçaient eux aussi de quitter le navire (il est probable qu’Aitken vend les exchanges pour pouvoir acquérir NYMP). Fairbanks déclare, arrivé à New York, qu’il quitte la Triangle parce que Griffith refuse de diriger les films dans lesquels il joue. Il s’agit là d’un prétexte (Griffith n’a dirigé aucun film pour la Triangle du temps de la Triangle, laissant cela à ses adjoints) et il lui faudra trouver, moyennant finances, un compromis pour retrouver sa liberté. Il fonde presqu’aussitôt Douglas Fairbanks Corporation pour produire ses propres films, recrute d’abord John Emerson pour les réaliser et Anita Loos pour en écrire les scénarios, avant de faire également appel à Allan Dwan qui a dirigé quelques-uns de ses films Triangle (Manhattan Madness, The Half Breed, The Habit of Happiness). C’est alors qu’on peut relever que, pour The Good Bad Man (réalisé par le même Dwan et distribué en avril 1916), Fairbanks est à la fois acteur principal, scénariste et co-producteur. En moins d’un an, il s’est propulsé au rang de co-producteur de ses films.
Fairbanks témoigne d’un mouvement qui tient aux restructurations en cours dans la production cinématographique : les regroupements donnent aussi lieu à des séparations, et dans cette chimie industrielle, des molécules libres tentent de trouver leur place.
Mais on a aussi Lewis J. Selznick qui, début 1916, se fait débarquer de la World par ses associés, William Brady et Lee Shubert, et qui fonde aussitôt la Clara Kimball Young Corporation avec la principale star de la World qu’il avait pris soin de prendre sous contrat en son nom personnel. Alors que dans les années précédentes, on pouvait trouver ces associations entre un producteur et un réalisateur (par exemple la Biograph et Griffith, ou Lasky et Cecil B. DeMille, ou Zukor et Edwin S.Porter), il semble qu’on trouve maintenant un producteur et une star (les relations entre Selznick père et Clara Kimball Young sont du même ordre que celles entre Normand et Sennett, ou Normand et Goldwyn). Mais très vite Clara Kimball Young se rebiffe contre son protecteur et producteur et repart sur la côte Ouest en janvier 1919 pour y créer et installer son propre studio sous le nom de Garson Productions.
En août 1916, c’est Mary Pickford qui fonde sa propre maison de production à l’intérieur de Famous Players Lasky, la Mary Pickford Film Corporation, avant de devenir totalement indépendante en novembre 1918.
En octobre 1916, c’est Norma Talmadge qui quittant la Triangle fonde sous la houlette de Joseph Schenck (les rapports entre Schenck et Norma sont les mêmes que ceux entre Selznick et Kimball Young ou entre Normand et Sennett et Goldwyn, mais en plus sage – ils sont mariés et cultivent l’esprit de famille), la Norma Talmadge Film Corporation.
En 1918, après l’épisode Lone Star chez Mutual, Chaplin devient lui aussi totalement indépendant et fonde son propre studio, Chaplin Studios, en signant pour la distribution de ses films avec First National. En 1919, Pickford, Chaplin, Fairbanks et Griffith (qui s’est fait construire après son départ de la Triangle, son propre studio à Maramoneck) fondent la United Artists, société de distribution pour leurs maisons de production respectives.
Un star-unit system ?
Il y a donc clairement un double mouvement : un mouvement de concentration qui voit en particulier l’émergence de Universal, de Paramount et de Goldwyn (Goldwyn rachète les studios Triangle de Culver City désertés par Ince), mais aussi la naissance d’entités autonomes dirigées soit par un producteur-superviseur (Ince, Sennett, qui a dû laisser la Keystone entre les mains de la Triangle, mais aussi Griffith), soit par un attelage producteur –actrice (Mabel Normand, Kimball Young, Norma Talmadge), soit tout simplement par un acteur (Fairbanks, Chaplin, Pickford). Pour les six derniers cas, il ne s’agit que d’acteurs ayant décidé de prendre en main la production de leurs films et de devenir leur propre patron, mais on pourrait aussi citer d’autres exemples d’acteurs qui ne sont pas que cela : la petite Mae Marsh, repérée par Griffith, devient très vite après Intolérance une vedette et la co-productrice des films dans lesquels elle joue. Dans la catégorisation de Janet Staiger, on serait tenté d’introduire entre 1916 et 1919 un ‘ star-unit ‘ system dans lequel c’est une star qui s’impose et réunit autour d’elle les talents nécessaires (producteur, réalisateur, scénariste) pour garantir la qualité et le succès de ses productions : c’est l’acteur qui devient le supervisor, celui qui contrôle la qualité du produit.
Ces changements (passage d’une grande maison de production-distribution à sa propre entité personnelle) sont-ils aussi importants que cela et témoignent-ils du génie de l’acteur en question ? Pour Pickford, Chaplin et Fairbanks, cela ne fait pas de doute, notamment dans le cadre d’une américanisation du cinéma (ce sont trois héros nationaux et internationaux). Mais je ne suis pas certain que ce mouvement d’autonomisation puisse être réduit à un devenir personnel, car il peut aussi être interprété comme une mutation progressive dans l’ensemble du système. Que constate-t-on ? Que jusqu’en 1916 on fonctionne avec des «brands », des labels qui ont pour nom (je me limite à la sphère Mutual – Triangle) : Bison, Domino, Broncho, Kay Bee, Fine Arts, Keystone. Après 1916, tout le monde semble pouvoir assumer son nom propre sans avoir à se réfugier derrière une marque : Kay Bee s’efface au profit de Ince, Fine Arts au profit de Griffith, Keystone à celui de Sennett. Autrement dit, c’est bien un des effets du star system que de transformer des noms de personne en marque de fabrique. Cela vaut pour les producteurs, les réalisateurs et les acteurs ou actrices. Mais c’est aussi parce que les expertises cinématographiques se sont constituées et affirmées qu’elles peuvent prendre le dessus. Auparavant, elles n’étaient pas identifiables et donc affirmables.
Il faut donc être attentif, dans la mise en place du « studio system », à deux choses. La première est la diversité des situations dans la répartition des compétences et dans l’association de ces compétences. L’ex-acteur, ex-réalisateur Ince est à la fois « general manager », « supervisor », co-scénariste et somme toute « art director » (il veille à la qualité artistique du film à réaliser). J’insiste sur un point : le « supervisor » est souvent celui qui fournit (c’est le cas de Griffith à la Triangle sous des noms d’emprunt) sinon des scénarios, du moins des « stories », des arguments narratifs dont il a en quelque sorte le secret et l’exclusivité. On a aussi l’acteur-réalisateur, avec les cas de Chaplin, Arbuckle, Normand, ou encore William S. Hart, sans parler de Frank Borzage, à la fois acteur et réalisateur dans ces années-là. Mais on voit bien aussi, à travers les exemples de Clara Kimball Young ou Norma Talmadge, mais aussi de Chaplin, Pickford et Fairbanks en 1919, qu’on trouve dans le star-system des acteurs-producteurs qui garantissent la qualité de leur œuvre en conquérant leur indépendance et en recrutant les talents qui leur semblent les mieux adaptés à la mise en valeur du leur.
La seconde chose concernant la mise en place d’Hollywood est le rôle (on vient de le voir) que le système laisse volontairement aux indépendants, qui sont tout à fait nécessaires à l’émergence de ce qu’on a sans doute nommé, un peu trop vite, l’usine à saucisses.
Ce statut, relativement fugitif, d’acteur-producteur, est à inscrire dans les mouvements contradictoires qui agitent l’industrie cinématographique en formation entre 1915 et 1920, avec d’une part la tension entre production de masse et différenciation de produits « haut de gamme », d’autre part la tension entre côte Ouest (lieu de sédentarisation des équipes de tournage pour une production intensive) et côte Est (centre décisionnel et centre artistique réputé haut de gamme), et enfin la tension entre producteurs et stars, d’où les attelages Sennett ou Goldwyn et Normand, Selznick et Kimball Young, Schenck (Joseph) et Talmadge (Norma), dont seuls les trois plus grands (Pickford, Chaplin et Fairbanks) s’en sortiront durablement, mais sans que cela entrave le mouvement de concentration opéré par les Laemmle, Zukor, Lasky ou Goldwyn, sans parler des frères Warner qui ont déjà commencé leur chemin.
Ce qui est clair est que cela se situe dans les années où l’expertise proprement cinématographique pour le film de fiction de long métrage se constitue, entre 1907 et 1918, et où certes on peut, comme Bosworth ou Ince, passer rapidement du statut d’acteur à celui de réalisateur puis à celui de producteur, mais où surtout il apparaît que dans un premier temps, la personne qui peut le plus aisément capitaliser sur son expertise personnelle est l’acteur en ce qu’il est le premier, à l’exception peut-être de Griffith, à marquer de son style propre l’ensemble de ses productions et donc à fidéliser le public en lui garantissant la qualité du produit. C’est pourquoi il est le premier à pouvoir transformer son nom en marque déposée. Ce statut particulier (l’acteur devenant producteur) n’est pourtant pas si rare qu’on voudrait bien le croire ordinairement, attachés que nous sommes à distinguer les rôles, voire à en dramatiser la distinction : il signale, pour les années qui nous occupent, deux tensions parallèles. La première est entre d’une part la tendance, une fois le Trust démembré, à la concentration dans le sens d’une intégration verticale qui va mettre du temps à se mettre en place (le capital semble manquer pour acquérir de vastes parcs de salles de cinéma) puisqu’en 1917, face aux manœuvres des producteurs et des distributeurs, les exploitants s’organisent enfin au plan fédéral en fondant la bien nommée First National, et d’autre part le désir de rester indépendant manifesté ici par des stars, tension qui va aussi valoir dans le renouveau d’opposition entre l’Ouest (qui devient le symbole de la concentration industrielle) et l’Est (qui redevient le lieu de création artistique). La seconde est justement entre d’un côté la volonté de rationaliser la production pour augmenter les cadences soit pour « répondre à la demande », soit pour rendre plus rapidement obsolètes les programmes de films (afin de contraindre les exploitants à faire tourner leurs programmes), et donc pour homogénéiser les films sous un label reconnaissable, bref à produire des films en série, et de l’autre la nécessité de faire émerger, dans cette production, des « films de qualité supérieure » chargés de porter l’excellence et de renouveler ainsi l’intérêt pour l’ensemble de la production. Le retour de Roscoe Arbuckle avec Mabel Normand, de Douglas Fairbanks et de Griffith sur la côte Est en 1916 et 1917, n’a pas d’autre sens que la distance prise avec le pouvoir grandissant des grands producteurs centralisateurs, afin de réaliser des films portant la marque artistique de leur talent. Cela nous invite sans doute à revoir notre conception classique (et européenne) du fonctionnement d’Hollywood dont on voit bien, à travers ces quelques exemples, à quel point l’industrie a eu besoin de régulièrement s’appuyer sur des indépendants, sur des unités de production plus petites, plus spécialisées, plus expertes, afin de redonner du lustre à une production qui tend à se banaliser.
[1] Janet Staiger inDavid Bordwell, Kristin Thompson, Janet Staiger, The Hollywood Classical Cinema, Routledge 1985, pp. 113-141.
[2]Le cas de Hobard Bosworth est intéressant à plus d’un titre, puisqu’il est catalogué comme acteur-scénariste-réalisateur-producteur. C’est un pionnier, dans tous les sens du terme, dont le parcours ressemble assez fortement, en mineur, à celui de Thomas H. Ince : il commence comme acteur et régisseur de théâtre, débute au cinéma en 1908 comme réalisateur de la Selig, pour laquelle il installe en 1909 le premier studio permanent sur la côte Ouest (au 1845 Alessandro Street, à l’angle de Clifford Street, à Edendale). En 1913, il fonde sa propre maison de production, la Bosworth Incorporated spécialisée dans les adaptations de Jack London et pour laquelle il produit, réalise et joue. En 1914, il participe aux côtés de Hodkinson à la fondation de Paramount 1 (maison indépendante de distribution). En 1915, il sort de Paramount et s’associe à Oliver Morosco Photoplay mais est racheté en 1916 par Paramount 2 (chaînon de maison de production sous la houlette de Zukor), après quoi il redevient acteur et travaille pour Universal.
[3] Pour la biographie de W.W. Hodkinson, voir http://www.cobbles.com/simpp_archive/hodkinson_system.htm. Voir aussi Sheldon Hall and Steve Neale, « Multiple Features, Epics and Roadshows, 1911-1916”, in Epics, Spectacles, and Blockbusters, Wayne State University Press, 2010, p. 27.
[4] Ce film, retrouvé à la Bibliothèque nationale de Norvège à Helsinki par Steve Massa et Ben Model (à qui j’en dois une copie de travail), a été restauré par eux et présenté à Bologne en 2008.
[5] Sur Fairbanks senior, voir Allistair Cook, Douglas Fairbanks. The making of a screen character. MOMA 1940.
Ce qui suit est une version légèrement corrigée d’un article paru dans la revue Ecrire l’histoire, n° 12 automne 2013, pp. 65-74. Je remercie la responsable, Paule Petitier, d’en avoir autorisé la mise en ligne.
Vite, mettre en scène un génocide : The Despoiler, Reginald Barker 1915[1]
Commençons par ce très beau plan que les spectateurs ont pu découvrir à partir du 19 décembre 1915 à New York :
The Despoiler. Reginald Barker 1915. Collection Cinémathèque française. D.R.
Non, on n’y voit pas grand’chose. C’est la nuit, dans une pièce sans lumière. Grâce à une lucarne hors champ à gauche, deux petites taches lumineuses, toutes deux en bas du cadre, l’une à gauche étant une jeune femme qui va se faire violer, l’autre à droite étant le violeur qui va fermer la porte au verrou. Dans leur présentation initiale, la jeune femme, Béatrice, est chrétienne et vierge, l’homme est le khan Ouârdaliah[2] qui est Kurde et lubrique. Ainsi est représenté le génocide arménien.
Ce plan est beau parce qu’il est deux fois osé. Osé dans sa forme et osé dans son fond. Dans sa forme parce que si les scènes de nuit en clair-obscur sont déjà fréquentes depuis quelques années aux Etats-Unis, cette composition est tout à fait inédite, par son cadrage, très large et élevé (d’où l’écrasement de la pauvre Béatrice), et dans son fond (mais on a déjà compris que les deux sont indissociables) puisqu’il s’agit de figurer le viol d’une vierge chrétienne par un musulman froidement sadique. L’audace tient au cadrage, à la composition à la fois déroutante (par rapport à un état standard du cinéma de l’époque) et adéquate (par rapport au contenu du film). Elle tient aussi à quelque chose que nous avons perdu en chemin : le teintage du film, qui devait être ici bleu pour les deux personnages afin de représenter la lumière de la lune pénétrant par la lucarne[3].
L’ambition de The Despoiler se déploie sur plusieurs plans. Il s’agit d’un film Kay Bee, c’est-à-dire produit par la New York Motion Picture Company sous la responsabilité de Thomas H. Ince qui a pour l’occasion réuni les plus grands talents de son studio. A commencer par le scénariste, J. G. Hawks, un de ses hommes de confiance dans la construction des histoires. Il en va de même pour le réalisateur, Reginald Barker, qui est le bras droit de Ince, celui à qui il confie les projets les plus ambitieux. En ce qui concerne les acteurs, on a pris les deux plus grands, Enid Markey pour le personnage féminin et Frank Keenan pour le personnage masculin. Le budget du film (54 160 dollars, dont 10 000 pour Keenan) est important pour l’époque : on a privilégié le tournage en extérieurs réels chaque fois que cela était possible pour l’ampleur et la véracité, les décors sont des plus soignés et nombreux, et enfin les figurants sont en nombre, tant du côté des chrétiens que des musulmans, des hommes que des femmes. Un grand soin a été apporté à la mise en scène des groupes, qu’il s’agisse de soldats en action ou de femmes en prière, en privilégiant des chorégraphies de mouvements d’ensemble coordonnés. Cela est confirmé par le temps pris pour tourner le film puisque cela s’étend de la mi-août 1915 à début octobre, soit presque deux mois ce qui est tout à fait exceptionnel.
Le film s’inscrit donc pleinement dans la politique ambitieuse de la Triangle, que l’unité de Thomas H. Ince a officiellement rejoint à sa création, le 20 juillet de cette même année 1915. Il s’agit de fournir chaque semaine aux exploitants de salle deux programmes, constitués d’un long métrage dramatique et d’un court métrage comique. La production des films dramatiques est supervisé par David W. Griffith (pour le label Fine Arts) et Thomas H. Ince (pour le label Kay Bee), celle des films comiques par Mack Sennett (pour le label Keystone). L’ambition de la Triangle est d’offrir une production régulière (une fois par semaine), de qualité (d’où l’importance des superviseurs comme Ince), sur la base d’un long métrage[4], avec pour visée la différenciation du programme Triangle (long métrage nouveau chaque semaine, de qualité) et l’augmentation à ce titre du prix des places, de façon à pouvoir accroître encore et en retour les budgets de production. Une des histoires à laquelle le film appartient est donc celle de la production cinématographique américaine au moment de la Première guerre mondiale : la Triangle tente, à la suite de Mutual, une intégration horizontale (trois unités spécialisées de production pour une diversité de produits à qualité constante) et verticale (organisation allant de l’achat de matériel littéraire à l’exploitation en salle). Cette tentative n’est pas seulement « naturelle » (évolution du système de production américain), elle est aussi géo-politique : il s’agit d’organiser au plan national la production pour lui donner une diffusion internationale au moment où le premier producteur mondial, l’Europe, est entré en guerre.
The Despoiler est donc mis en chantier dans ce contexte, et très tôt puisque la nouvelle qui sert de base au film est déposée au nom de ses auteurs, Hawks et Ince, le 11 août à la Library of Congress, afin de figurer parmi les premiers films distribués par la Triangle. Celle-ci ouvre son programme public le 7 novembre et The Despoiler, distribué dans l’état de New York le 19 décembre, prend donc le sixième rang dans l’ouverture de cette nouvelle politique de production et de distribution. Nul doute qu’Ince entend y tenir son rang et donner toute sa place dans l’entreprise Triangle à son unité de production.
La seule copie survivante connue à ce jour est celle conservée par la Cinémathèque française et qui a fait l’objet, dans le cadre du programme de recherche ANR Cinémarchives, d’une restauration[5]. La version française est distribuée, deux ans après la première sortie américaine, en mai 1917, sous le titre Châtiment, et elle témoigne d’une certaine audace. L’histoire est assez claire : à la frontière turco-arménienne[6], les édiles chrétiens d’un bourg, Kéraoussi, refusent de répondre aux réquisitions de l’envahisseur kurde, conseillé par un colonel des Empires centraux. Le khan Ouârdaliah impose un ultimatum : si les édiles ne cèdent pas, il fera prisonnières les femmes et filles qui se sont réfugiées dans une abbaye proche et elles seront déportées par le colonel. Mais Béatrice, la fille unique bien-aimée du colonel, a elle aussi trouvé refuge dans l’abbaye. Ouârdaliah, qui l’a déjà rencontrée et remarquée, l’y découvre, menace de livrer l’abbaye à ses soldats avides si elle ne cède pas à ses avances. La pauvre cède pour sauver ses consoeurs[7], mais elle l’abat après le martyre. Le colonel, arrivé sur place, demande à ce que le coupable lui soit livré. Béatrice paraît entièrement voilée. Ne la reconnaissant pas, il l’abat, découvre son horrible méprise et, accablé, poursuit avec les troupes de Ouârdaliah leur sinistre chevauchée.
On en peut être que saisi par l’actualité, dans ce film produit à l’été 1915, du propos par rapport aux génocides arménien et assyrien dont on marque les premiers événements de la fin de février 1915. Même implication des Empires centraux aux côtés des Turcs et des Kurdes (ce sont ces derniers qui conduisent le génocide assyrien) dans le sud-est de l’actuelle Turquie, mêmes accusations de collusion d’une ville avec l’ennemi[8], même conflit entre musulmans et chrétiens : le cinéma dénonce par l’image et par les situations, dans une actualité internationale brulante. Que cela se produise dans le cadre de la politique de la Triangle n’est pas pour étonner : Harry E. Aitken, patron de celle-ci, est celui qui, à la tête de la Mutual, avait réussi à prendre sous contrat Pancho Villa pour pouvoir filmer ses exploits révolutionnaires au Mexique[9]. Il est vrai aussi que les Etats-Unis, qui en 1915 célèbrent le cinquantenaire de la fin de la guerre de Sécession, restent très sensibles à ces questions de guerre civile, au point d’en faire un genre cinématographique sous le nom de « civil war ». Ince, producteur de The Despoiler, en est un des spécialistes, mais son partenaire à la Triangle, Griffith, a démontré en 1915 avec Birth of a Nation, qui en était le grand maître. On peut encore ajouter ceci : The Despoiler est distribué en France en avril 1917, quand les Etats-Unis entrent en guerre, et c’est d’ailleurs aux mêmes dates que le film est aussi ressorti une première fois aux Etats-Unis[10]. La cohérence et la force de la politique de la Triangle s’imposent à travers ce film ambitieux, à hauteur des enjeux.
Comme l’ont remarqué les restaurateurs de la version française, on note toutefois d’assez nombreuses différences entre la version américaine, pour laquelle on dispose d’un synopsis et d’un scénario[11] : diffusée dans la seconde moitié du mois de décembre 1915, elle fait preuve d’une grande imprécision quant aux faits évoqués. Il n’y a pas que des différences de métrage entre la copie distribuée en 1915, celle distribuée en France en 1917[12] : il y a de grands changements dans les noms des personnages, le lieu de l’action et l’intrigue et sa résolution. Alors que dans la version française, le colonel et sa fille se nomment von Werfel, dans la version américaine ils s’appelaient Damien. La ville attaquée n’est pas Kérouassi mais Tournaisse. On n’était pas à la frontière turco-arménienne mais quelque part dans les Balkans (le pays s’appelle Balkania). Dans la version américaine, Damien – Werfel s’assoupissait devant une cheminée et rêvait tout l’assaut de l’abbaye et ses funestes suites : heureux de n’avoir fait qu’un cauchemar, il repartait avec sa fille et ses troupes en épargnant la localité et ses responsables[13]. C’est donc bien la version française qui en 1917 pointe en direction des génocides arménien et assyrien sur la base du matériau américain de 1915, alors que, si l’on en juge par le scénario, la version de 1915 était attentive à brouiller les pistes (noms français, Balkans, fin morale soulageante). Il ne faut donc pas que ce que nous savons de Ince, de la Triangle et de la version française nous fasse commettre une erreur d’interprétation de la version initiale. Celle-ci est soumise aux conditions de l’époque : les Etats-Unis sont un pays neutre, qui n’est pas entré en guerre et qui doit donc respecter les belligérants sans s’immiscer dans le conflit. On ne fait référence ni aux Allemands ni aux Turcs ni au génocide, et l’on prend soin dans un avant-propos du scénario de préciser qu’il s’agit d’une œuvre neutre, dans laquelle aucun pays et aucune nation ne peut se reconnaître, se déroulant en un lieu imaginaire qu’il serait inutile de vouloir identifier et qui a pour seul but de s’élever contre le sort fait aux femmes dans les conflits (d’où le titre War’s Women donné au film à sa ressortie, quand les archives indiquent The Despoiler ou The Despoilers pour la sortie). Ce n’est donc pas une intervention politique, mais bien un rappel moral pour que les civils, et au premier rang les femmes, soient épargnés. On peut toutefois noter, dans cette ligne, que le scénario est parfois plus direct et plus cru que le film : dans le scénario, Damien demande à l’émir de s’emparer de l’abbaye, et de la mettre à sac, alors que la version française se limite à un ordre de capture à des fins de transport. Ou encore, le scénario montre l’émir en train de blasphémer devant un crucifix et de tenter de lui briser un verre de vin sur la tête du Christ, alors que cette scène a disparu dans la version française[14].
A ce point, il semble logique de conclure que la version américaine de 1915 n’avait pas la visée politique que lui a donnée la version française de 1917, en raison du changement de date et de lieu.
Nous avons le scénario américain, et nous avons les images (américaines) et les cartons (français) de la version française. Les images sont tout à fait fidèles au scénario, qui dans sa version développée[15], détaille avec précision ce que nous pouvons voir à l’écran en matière d’action. A ceci près toutefois que la caractérisation vestimentaire des personnages contredit largement la prudence des dénominations scénaristiques. Le costume arboré par Damien –Werfel est nettement allemand, même s’il ne comporte pas d’insigne explicitement allemand (en tout cas, il n’est en rien français comme pourrait le laisser entendre le patronyme). Quant à celui de l’émir – khan, il est, dans sa flamboyance, très turc, ou ottoman, et très peu balkanique (imposant turban, étoffes chamarrées, sabre…). Linguistiquement, le film est prudent, mais visuellement il est beaucoup plus indicatif, même si les costumes n’affichent pas leur nationalité. Un indice doit retenir notre attention : le titre du scénario a été déposé le 11 août 1915, et le texte du scénario le 31 (et le tournage commence le 20 pour se terminer le 20 octobre). Le film est exploité à partir du 15 décembre, le titre déposé le 19 décembre[16]. Nous sommes toujours là dans la ligne de la politique de Ince et de la Triangle, selon une procédure réglée et rôdée : acquisition des droits sur le scénario enregistrés à Washington, enregistrement du titre du film puis dépôt de la copie à Washington également, une fois le film passé devant le National Board of Censorship de New York. Nous sommes toujours là dans la politique régulière : le film, tourné sur la côte Ouest, est expédié pour tirage sur la côte Est où il passe devant la commission de contrôle qui indique éventuellement ce qui doit être censuré et qui indique ensuite le nombre de copies qui peuvent être tirées pour l’exploitation. The Despoiler a suivi la procédure à la lettre et en a franchi les différentes étapes : la commission nationale de censure n’a rien retrouvé à redire au film qui peut être exploité tel quel au sein du tout nouveau programme Triangle. Ce passage devant la commission de censure est voulu par les producteurs : cela les assure (ou devrait les assurer) d’une exploitation nationale sans encombre et donc sans retard dans l’exploitation et sans frais dans d’éventuels ajustements tardifs.
Mais il se trouve que le film est, par les responsables de la Triangle, retiré de l’exploitation le 20 janvier 1916, à la suite d’une première plainte fin décembre pour indécence, de la part d’un membre de la commission de censure municipale (et non pas nationale) de New York. Ce monsieur George H. Bell s’offusque de l’indécence de certaines scènes (celles par lesquelles nous avons commencé) et notamment de l’agression de la figure du Christ en croix par l’émir. Ce sont les producteurs qui retirent le film, c’est un individu, membre d’une organisation municipale, qui se substitue à un organe, collectif et anonyme, réputé d’ampleur nationale. Il y a deux choses qui ne vont pas : un individu intervient après le passage devant la commission de censure qui l’autorise, le film n’est pas remonté (en supprimant les scènes incriminées, ce qui en l’occurrence était faisable comme en atteste la version française où l’attentat au crucifix ne figure pas), mais tout simplement retiré de la circulation. Geste étonnant quand on sait le soin mis à sa réalisation et l’ampleur du budget qui y a été consacré. De plus, début 1916, la Triangle connaît ses premières difficultés financières et ce n’est sûrement pas le bon moment pour arrêter l’exploitation d’un film coûteux et talentueux. Ma première hypothèse est la suivante : le censeur municipal est un homme de paille et son propos détourné. Ce qui est visé n’est pas l’atteinte à la religion ou l’indécence des vêtements déchirés de Béatrice, mais bien la situation en Turquie et le rôle qu’y joue l’Allemagne. Autrement dit, le censeur n’a pas cru la lettre : il a cru l’image, et il masque par une censure religieuse une censure commandée de nature politique. Les Etats-Unis étant neutres, et la production cinématographique américaine très occupée par le conflit en Europe et au Mexique, la délégation allemande aux Etats-Unis est extrêmement vigilante à ce qui est représenté dans les films et elle ne manque pas de faire savoir quand elle estime les règles de la neutralité outrepassées et les références à l’Allemagne trop transparentes.
Cela est confirmé par ce qui se passe à Chicago dans la première semaine de janvier : le bureau de censure de la ville interdit totalement le film, qui devait être présenté conjointement à Don Quixote et The Hunt au Studebaker[17] : cette salle ne pourra présenter qu’un programme amputé, aucun visa n’ayant été accordé par la censure pour The Despoiler[18]. Il s’agit bien d’une censure totale, valant pour le film dans son entier et non pour telle ou telle scène, et si elle frappe si durement, c’est sans doute parce que la région a accueilli une très importante communauté allemande qu’il s’agit de ne pas heurter. L’appel à censure à New York était arrivé trop tard (le visa avait déjà été accordé), mais à Chicago le couperet tombe avant toute exploitation. On peut comprendre que dans ces conditions, la Triangle préfère le 20 janvier retirer le film du circuit et rebâtir son programme hebdomadaire avec un autre titre pour ne plus encourir dans d’autres territoires les mêmes risques d’amputation de la programmation.
Mais le cinéma américain avait-il les moyens de savoir et de représenter ce qui se passait depuis février et avril 1915 au sud est de la Turquie actuelle ? Les Turcs, dès le départ, ont refusé le qualificatif de génocide et ont œuvré partout pour en nier l’existence. Il nous fait faire un nouveau virage sur l’aile. La Triangle, et notamment Griffith, est très proche de l’administration Wilson, celui-là même qui veut maintenir les Etats-Unis à l’écart du conflit tout en sachant que ce sera très difficile. Février 1915 : début du génocide en Arménie. Avril 1915 : torpillage du Lusitania. Mai 1915 : premiers mouvements à la Mutual pour la création de la Triangle, dont le premier programme à l’automne 1915 comporte plusieurs films traitant de conflits (The Coward – supervisé par Ince – pour la guerre de Sécession, The Lamb – supervisé par Griffith – pour les troubles à la frontière américano-mexicaine, et même The Submarine Pirate, supervisé par Sennett, pour la lutte contre les sous-marins). Il ne serait pas anormal que The Despoiler vienne s’inscrire dans ce cadre, dans cette visée à la fois concernée et pacifiste : les Etats-Unis regrettent l’état de guerre, veulent la paix mais ont les moyens de se défendre (en cas d’invasion). Sauf que les mauvaises nouvelles continuent d’arriver et qu’il est difficile de résister en maintenant une stricte neutralité.
Parmi les mauvaises nouvelles, il y a les dépêches de Henry Morgenthau senior, autre proche de Woodrow Wilson. Il n’a pas pu faire partie de son gouvernement, mais depuis 1913 (et jusqu’en 1916), il est pour l’administration Wilson ambassadeur des Etats-Unis à Constantinople. Son rôle, sa morale, ses origines juives le rendent particulièrement sensibles aux jeux politiques qui conduisent aux massacres en masse de chrétiens en territoire musulman avec l’aide des Allemands. Dès décembre 1914, il alerte à propos de l’agression par les Turcs d’une institution d’enseignement chrétienne à Constantinople, Notre Dame de Sion, ce qui n’est pas sans nous rappeler l’abbaye où Béatrice trouve la mort par la faute du khan. Il alerte très tôt sur les événements de Constantinople (rafle et déportation de 600 notables arméniens) et sur ceux de Van. Son langage est peu diplomatique : dans une dépêche en date du 15 juillet 1915, où il demande instamment si on a bien reçu et bien tenu compte de la précédente dont il reste sans nouvelles, il rappelle qu’on est en face d’un véritable génocide[19] (« race extermination », selon ses propres termes) des chrétiens d’Arménie.
Les dépêches de Morgenthau senior ne seront rendus publiques qu’en 1918 avec la publication de ses mémoires sous le titre Ambassador Morgenthau’s Story (New York, Doubleday) et l’année suivante en France chez Payot. Mais ma seconde hypothèse est là : l’administration Wilson a tenté, notamment via la Triangle, de traiter par le cinéma de fiction ce qu’elle ne voulait pas entreprendre par l’action politique, dans le triple but d’informer le public, de maintenir sa position pacifiste, mais aussi de préparer l’éventuelle entrée en guerre, ce que recouvre bien le terme de « preparedness » utilisé alors pour définir l’action psychologique des Etats-Unis.
La leçon de The Despoiler, en partie fondée sur l’épisode biblique de Judith de Béthulie[20], est que les parents (pacifistes ou non) doivent se préparer à voir leurs enfants se sacrifier pour défendre les valeurs fondamentales. L’assaut de l’abbaye est la métaphore du viol immontrable de Béatrice, métaphorisé par une prise de vin forcée, viol qui est ici à la fois la métaphore de l’agression guerrière, et métaphore des génocides arménien et assyrien, lesquels sont à leur tour à prendre comme la métaphore de la Première guerre mondiale. Damien et Tournaisse, les noms donnés dans la version américaine, ne sont pas là tout à fait par hasard : l’invasion de la Belgique par les troupes allemande a provoqué un tollé aux USA, les pires horreurs étant racontées sur le comportement des soldats allemands vis-à-vis de ce petit pays neutre et de ses civils[21]. Chaque signe de l’agressivité allemande met à mal la position de Wilson, chaque représentation américaine de l’agressivité allemande met sur les nerfs l’ambassade allemande. Ce sont dans ces contraintes qu’est né The Despoiler pour vivre sa très courte puis relancée carrière. Il est toutefois peu probable que le distributeur français de Châtiment ait eu la possibilité de retravailler le matériau de 1915 pour l’actualiser : il est beaucoup plus probable que la version française de 1917 découle en fait de la version américaine de 1917, après le retrait de janvier 1916 et au moment de l’entrée en guerre des Etats-Unis en avril 1917. Au fond, la version 1917, américaine et française, ne fait que gommer un peu la censure auto-imposée de 1915 (flou des localisations, des appellations et du procédé du personnage qui n’a fait que rêver) tout en maintenant la censure imposée (la scène jugée blasphématoire).
Paris, juillet 2012 – janvier 2013
[1] Lisant ce texte sur épreuves, un lecteur chevronné me fait observer, à très juste titre et je l’en remercie, qu’en 1915 le terme génocide n’existait pas. Il a été créé en 1944 par Raphaël Lemkin dans son Axis Rule in Occupied Europe. Il s’applique, pour partie et rétroactivement, à l’extermination des Arméniens par les Turcs en 1915, mais cette phrase, que je feins de mettre dans la bouche de la Triangle, n’a pu être prononcée en 1915 ni par les Turcs (qui refusent encore le terme) ni par les Américains (qui désignaient alors les faits, comme on le verra en son temps, par le terme de « race extermination »). Il s’agit donc d’un énoncé de 2012 sur un film de 1915.
[2] Le nom et le titre sont évidemment fictifs. En turc, khan signifie « dirigeant », « celui qui commande ».
[3] Je n’ai pas le loisir ici de développer ce que ce teintage en bleu a d’audacieux par rapport au code des couleurs de l’époque.
[4] En 1915, les programmes de cinéma sont encore largement constitués de courts métrages variés, que l’on change au cas par cas en fonction de la réponse du public. L’ambition de la Triangle est d’imposer le long métrage et le changement total de programme chaque semaine, de façon à réguler en amont la production et à optimiser les profits.
[5] Voir sur le site Cinémarchives de la Cinémathèque française, http://www.cinematheque.fr/sites-documentaires/triangle/rubrique/archives-photos-et-films-les-films-triangle-la-restauration-de-the-despoiler.php . Pour ce qui suit, et pour les dates et faits, je m’appuie fortement sur le travail mené par Loïc Arteaga et Clarisse Bronchti et les éléments qu’ils ont mis à jour. Pour l’interprétation à partir de ces dates et faits, j’en assume seul la responsabilité.
[6] Cette frontière est fictive, comme le nom des personnages ou des lieux.
[7] Mais aussi son père, qui est le supérieur hiérarchique du khan, et les édiles qui résistent au village.
[8] La bourgade assaillie par les Kurdes, Kérouassi, fait penser à la résistance des municipalités chrétiennes de Tur Aldin en février 1915 dans le génocide assyrien, et de Van en avril 1915 dans le génocide arménien.
[9] Voir Margarita de Orellana, Filming Pancho Villa. How Hollywood shaped the Mexican revolution. Verso 2009, p. 43. On sait que les scènes filmées étaient des reconstitutions jouées, le filmage en direct des actions militaires étant impossible.
[10] Il le sera à nouveau en 1920. La levée de la censure américaine commence fin 1916, en plein « preparedness », lorsque les villes de San Francisco et de Los Angeles déclarent le film, sous son nouveau titre de War’s Women, exploitable nonobstant les précédentes interdictions : « War’s Women Wins Against Censorship », Motion Picture World vol. 30 n° 7 du 18 novembre 1916, p. 990.
[11] Tous deux conservés à la Cinémathèque française : fonds Aitken-Triangle, boîte 83 cote 1749 au titre de film War’s Women. On ne dispose pas du découpage technique, qui aurait montré le texte des cartons, ni de documents pour la version distribuée en 1917 aux Etats-Unis.
[12] Le métrage de la copie conservée est encore plus court que celui de la copie distribuée en France, ce qui ne rend pas plus facile l’interprétation de la copie conservée.
[13][13] Agathe Cornillon, étudiante de l’Université Paul Valéry, me fait très justement remarquer que le style très marqué de la lumière pour les scènes dans l’abbaye, avec également de fortes oppositions entre les teintages probables (bleu, ambre, rose), pouvait venir en appui de la dimension onirique, dans la première version, de ces scènes venues peupler le cauchemar du père.
[14] Comme c’était sur cette scène que portait la censure de 1916, il se peut tout à fait que le remontage constaté dans la version française de 1917 ait été celui de la version américaine de 1917.
[15] Le fonds français comporte également un synopsis, beaucoup plus court, très édulcoré par rapport au scénario, sans doute destiné, après tournage et montage, à la presse et aux distributeurs.
[16] Notons que la copie du film n’est enregistrée que le 16 janvier 1918, alors qu’au 19 décembre 1915 on n’enregistre qu’un « photoplay », c’est-à-dire sans doute le découpage technique du film correspondant à la copie exploitée.
[17] Le Studebaker est une salle de prestige, louée par la Triangle au même titre que le Knickerbocker de New York, où les programmes Triangle sont présentés en exclusivité pour inciter ensuite les autres exploitants à les louer.
[18] « The Current Triangle Bill, reviewed by Neil G. Caward”, Motography vol. XV n° 2 du 8 janvier 1916, p. 84. La revue, très anti-censure, se moque des censeurs et raconte le film, sur la base des commentaires élogieux publiés à New York, puisque leur journaliste n’a pu voir le film censuré. Cette place donnée au résumé est justifiée par le fait que cela peut intéresser les exploitants qui, dans une autre ville ou dans un autre état, pourraient louer le film.
[19] Aujourd’hui encore la Turquie refuse le terme et parle pour les événements de 1915-1916 de « prétendu génocide arménien ».
[20] Résumé : Judith, déçue par l’attitude attentiste de son peuple face au tyran Holopherne qui assiège Béthulie, décide d’agir seule. Elle va nuitamment retrouver le tyran sous sa tente, le charme, le fatigue et le saoûle pour ensuite lui couper la tête et la ramener (dans un sac) aux siens. Elle impose ainsi la paix. Béatrice, dans son martyre, entend épargner les femmes, les édiles, son père et la ville de Kérouassi. Rappelons qu’en 1914 Griffith a réalisé une Judith of Bethulia, pour la Biograph dont c’était le premier long métrage.
[21] Sur les atrocités à l’égard des civils, voir John Horne : « Atrocités et exactions contre les civils », Encyclopédie de la Grande Guerre, Paris, Editions Bayard, 2004, pp. 367-380.
L’excellente Sabine Lenk, lisant le précédent billet (“Dans la famille Allen, le grand père. Ou : du feu la source”), s’interroge sur la portée de mes hypothèses concernant le continuity script comme étant le produit d’une collaboration, d’un dialogue en temps réel, entre le directeur du département de scénario et le superviseur. Elle se fonde sur le fait que pour les restaurations qu’elle a eu à conduire sur les films des années 20, elle s’est toujours appuyée, quand cela était possible, sur le “continuity script”, lequel présentait une très grande identité avec le film réalisé, avec les intertitres, le métrage des plans, les effets spéciaux.
Il faut préciser deux choses : on appelle communément “continuity script” un ensemble de documents qui comporte par exemple, en plus du “continuity script” proprement dit, également un synopsis pour la presse, la liste des intertitres et leur métrage, le relevé des métrages pour le négatif et le positif, le métrage par bobine montée ou encore le bilan financier de la production. Il est clair que ces documents n’appartiennent pas à la même temporalité et n’ont pas la même fonction que le “continuity script” à proprement parler. En effet, ils interviennent après le montage alors que le “continuity script”, au sens strict du terme (le mise en cadres du scénario ou “scene script”), intervient après le scénario et avant le tournage. Les éléments annexes du dossier sont destinés au laboratoire qui tirera les copies du film une fois le montage des scènes tournées effectué et qui exécutera toutes les opérations supplémentaires nécessaires (réalisation des intertitres, trucages pour le passage d’un plan à un autre comme le fondu, l’ouverture ou la fermeture au noir). Le “continuity script” seul est destiné d’abord à la préparation du tournage (indications du superviseur, annotations du chef décorateur, du directeur de la photographie sur les effets à réaliser au moment du tournage, relevé de l’accessoiriste), ensuite au tournage lui-même (notes sur ce qui a été réalisé et ce qui ne l’a pas été, et notamment sur le nombre de prises en cas de duplication), et enfin au montage (les notes prises sur le tournage sont à destination des monteurs).
Ce sont les raisons pour lesquelles les “continuity scripts” du temps de la Triangle d’une part comportent à la fois, dans leur corps dactylogaphié, des indications techniques (extérieur, nuit, lieu, nom de la scène), des indications dramatiques (personnages impliqués et action réalisée), des indications textuelles (le texte de l’intertitre) et enfin des indications du superviseur (façon de réaliser tel effet, attention à porter au choix des acteurs et à leur jeu, à la réalisation du décor ou l’importance de la figuration…). C’est d’ailleurs pourquoi il est difficile de traduire en français “continuity script” qui se situe quelque part entre scénario de tournage et découpage technique en comportant de plus une dimension de dépouillement (relevé des choses à prévoir en amont du tournage). J’avais fait l’hypothèse que le “continuity script” stricto sensu, pour ce qui est du dactlylographié, était d’une part le fruit d’une collaboration entre le directeur du département de scénario et le superviseur, et d’autre part (ceci confortant cela) le résultat d’une prise de notes au vol, le “continuity script” dans sa version finale étant dicté ou pris en note au vol. Cela est confirmé par un entretien accordé à la revue Motography par le “script director” de Mack Sennett, Hampton del Ruth, qui décrit sa façon de travailler et indique qu’il fait venir un sténographe pour noter les améliorations à apporter à la première version écrite du “continuity script”.
N’étant pas spécialiste des années 20, je ne saurai dire avec certitude ce qui fonde les différences entre ce que j’observe du temps de la Triangle et ce qu’observe Sabine Lenk dans sa pratique de restauratrice de films des années 20, mais il me semble que d’une part elle se réfère au dossier “continuity script” d’après montage, et non au “continuity script” d’avant tournage, et d’autre part que ce sur quoi elle a pu s’appuyer est beaucoup plus proche de ce que le français désigne par “découpage technique” (description des plans, métrages des plans, nature des trucages) que de ce que Lambert Hillyer revendique en 1917 comme “picturalization” du scénario, c’est à dire la transformation du scénario en liste des plans à réaliser. La part du réalisateur, j’ai déjà eu l’occasion de l’indiquer, est dans cette affaire assez limitée et cela pour au moins trois raisons. La première est que le “continuity script” et le travail en amont qu’il permet ont pour objectif d’ôter au réalisateur tout souci technique au moment du tournage pour ne se centrer que sur la “mis en boîte” des plans : quand il arrive sur le plateau (c’est notamment ce que précise Hampton del Ruth), il ne doit pas avoir à se soucier de questions techniques pour se concentrer sur ce que sont travail à de particulier (bien faire jouer les acteurs). La seconde est qu’il ne doit pas avoir à se poser de question sur la façon de faire, car il doit respecter la volonté du superviseur d’avoir au final un film présentant telle et telle caractéristique. La troisième n’est pas seulement de qualité (que chacun exerce sa compétence) mais aussi de quantité : dans un système de production en pleine accélération, il ne faut pas que les tournages soient retardés par des imprévus techniques car les films doivent être délivrés en temps et en heure et il faut donc que tout soit prêt quand le réalisateur arrive pour dire moteur et mettre, si possible en une seule prise, les plans prévus. Sa marge de manoeuvre est des plus limitées. Nombre de continuity scripts de notre fonds dit Triangle comportent en rouge, nous l’avons déjà indiqué, un paragraphe sur la toute première page indiquant qu’aucun changement ne pourra être apporté sans avoir recueilli au préalable l’autorisation du superviseur. Et les changements que les annotations sur tournage font apparaître ne sont que de deux natures : soit un plan est supprimé (on a estimé qu’il n’était pas nécessaire à la compréhension de l’histoire), soit un gros plan est inséré pour rendre le compréhension de l’histoire plus aisée. Rares (ils existent pourtant) sont les exemples où les remaniements sont plus importants, comme la refonte complète de la fin d’un film par exemple.
Je ne peux pas dire ce que doivent à l’évolution historique les différences que note Sabine Lenk, mais il me semble clair qu’elle fait référence à un découpage technique d’après montage, quand j’examine une fragmentation du scénario en plans pour la préparation d’un tournage. C’est en effet un des paradoxes du “continuity script” que d’être avant tout une fragmentation, une segmentation du scénario en plans discontinus (on parle encore de “scene” et non de “shot”), dont le document a justement pour double finalité d’organiser la succession compréhensible et dramatique tout en marquant les écarts d’un plan à un autre. Ce que vérifie le “continuity script” est que la fragmentation en “plans” n’altère pas la compréhension de l’histoire et ne diminue pas la force de l’intrigue : au contraire. Le “continuity script” imagine (met en image) le scénario en le brisant en cadrages discontinus tout en vérifiant l’adéquation de leur enchaînement dans le film. Dans mon cas, le “continuity script” est un plan préparant la réalisation du film, dans celui de Sabine c’est un relevé du film une fois monté. C’est le même terme, les mêmes éléments, mais deux moments tout à fait distincts dans la chaîne de fabrication, l’un en amont et l’autre en aval. On trouve la même ambiguïté pour le synopsis car ce peut être une esquisse du scénario avant le développement de ce dernier, comme ce peut être le résumé, pour les journalistes et les exploitants, de l’histoire racontée par le film une fois monté.
Je m’étais naguère aperçu, grâce au travail de Janet Staiger[1], que les continuity scripts de la Triangle conservés à Madison portaient les mêmes traces de feu et d’eau que ceux conservés à Paris. Ainsi pouvait être établi que les documents vendus à la Wisconsin Historical Society par Roy Aitken (Aitken Papers), le frère cadet du président de la Triangle, avaient la même provenance que ceux vendus par John E. Allen à la Cinémathèque française via Henri Langlois (ex-fonds John E. Allen devenu fonds Aitken – Triangle)[2] et que tous faisaient partie du même ensemble originel. Ensuite, avec Loïc Arteaga, nous avons cherché à identifier ce feu qui avait mangé une partie des papiers, mais nous savions déjà que ces documents étaient en très grande majorité des documents issus de l’unité Kay Bee dirigée par Ince. L’étrange était que certains documents avaient été mordus par les flammes et portaient des traces de fumée et d’eau, alors que d’autres en étaient totalement indemnes. Il est assez vite apparu que seuls les documents antérieurs à l’année 1916 avaient connu le feu et Loïc Arteaga a émis l’hypothèse, aujourd’hui vérifiée, qu’il s’agissait sans doute du feu qui avait ravagé le bâtiment administratif d’Inceville en janvier 1916. Où, quand, comment et pourquoi ces documents avaient-ils été coupés en deux restait et reste encore à découvrir. Roy Aitken conservait les siens dans sa maison du Wisconsin, alors que John E. Allen stockait les siens à New York. Comment était-il entré en possession de ces documents restait un mystère, nous laissant avec une légende (il les aurait découverts à Fort Lee dans un bâtiment abandonné qui avait peu après pris feu) et une piste. Celle-ci avait été ouverte par le subtil G. G. Murphy à Madison à la suite d’une conférence en 2010 : il connaissait un Allen qui travaillait pour le MOMA dans le secteur de la restauration artisanale de films anciens ou d’avant-garde. Il pouvait s’agir du fils de John E. Allen, sauf qu’il venait de changer de sexe. Contacté(e) pour savoir s’il (elle) connaissait l’origine de ces documents, aucune réponse n’en revint.
J’en étais resté là quand le dépouillement de deux revues d’époque, numérisées grâce à une aide de Domitor (voir : http://mediahistoryproject.org/earlycinema/ ), Motion Picture World et Motography[3], est venu éclairer bien des points. Dans Moving Picture World, Ince fait paraître une annonce demandant aux gens qui ont envoyé à Inceville un scénario ou un courrier restés sans réponse de bien vouloir renouveler la démarche : l’incendie de janvier a détruit nombre de documents, certains ont pu être sauvés mais leur identification n’est guère possible car les registres de courrier ont été détruits[4]. Dans cette même revue, l’incendie en question est comme censuré : un maigre entrefilet indique que l’aube n’était pas levée qu’Ince était déjà en train de remettre ses troupes au travail et établissait les plans pour la reconstruction immédiate du bâtiment, en plus grand bien sûr. Sur l’ampleur des dégâts, rien, sur les causes du sinistre, rien. C’est un topos de l’époque : dans l’univers cinématographique, les incendies involontaires sont minimisés pendant que les incendies volontaires à fins spectaculaires sont mis en évidence[5]. Il faut dire que les incendies accidentels dans les studios sont monnaie courante[6]. C’est même une des raisons pour lesquelles le cinéma finit par être expulsé de New York (et donc une des raisons de la création de Hollywood) : il fait courir trop de risques aux riverains et ravage des immeubles entiers, alors que les bungalows épars de la côte Ouest réduisent considérablement les risques. Inceville est en quelque sorte établi à la campagne, dans le canyon Santa Ynez, au-delà de Santa Monica. C’est un ensemble un peu bric à brac de baraquements en bois disséminés dans les collines et les vallons : décors partiels de films dont l’action se passe en Irlande, au Moyen Age, à la Révolution ou dans un royaume imaginaire, ranch pour les chevaux et les cavaliers de William S. Hart, loges en enfilades pour les acteurs, garages pour les voitures (le studio n’est pas desservi par les transports en commun), cantine pour tout le monde, ateliers pour les charpentiers, hangars pour le matériel, bureaux et salles de montage, etc. Le tout en bois, avec des installations électriques sans doute bricolées au fur et à mesure des développements et remaniements perpétuels, et le brassage constant de film nitrate hautement inflammable.
L’article de Motography est quant à lui très précis et très détaillé sur le sinistre, mais il ne déroge pas à la règle non écrite : alors qu’il s’étend sur plus d’une page, plus de sa première moitié est consacrée à énoncer que cela n’entrave en rien le travail du studio et que tout le monde a déjà repris le travail[7]. Ce n’est que dans la deuxième partie qu’on en vient enfin au récit des faits, mais non sans avoir sacrifié à un autre topos, sexiste cette fois, qui consiste à décrire les hommes comme réactifs et courageux, alors que les femmes (les secrétaires essentiellement chargées du téléphone, de la sténo et de la dactylo) comme paniquées et hystériques. Coincées par les flammes, elles se réfugient sur un balcon et se proposent de sauter dans le vide : les hommes ont un peu de mal à les faire patienter deux minutes le temps d’amener les échelles qui leur permettront de s’échapper sans risque.
Le feu a pris en toute fin d’après-midi, le mardi 18 janvier[8], dans le bâtiment principal (administration building) au premier étage (second floor) où se trouvent la salle de montage, le bureau d’Ince, le bureau de C. Gardner Sullivan, le directeur du département des scénarios, et enfin le département des scénarios. C’est une étincelle, d’origine non précisée, tombée, en cours de montage, dans un chutier plein de pellicule positive[9], qui a déclenché le sinistre, lequel a vite gagné le département des scénarios d’un côté, la cage d’escalier de l’autre[10]. Les monteurs présents n’ont eu que le temps de se précipiter dehors. Ince, qui était seul dans son bureau, entendant des cris, a voulu sortir par le bureau adjacent de Sullivan mais les flammes dévoraient déjà le département des scénarios et lui barraient le passage. Il est ensuite parti dans la direction opposée, est sorti sur le palier conduisant à l’escalier où le feu faisait aussi rage, s’est jeté dans les flammes en se protégeant le visage avec les bras pour atteindre l’escalier menant au rez de chaussée[11]. Il sera brûlé au visage et aux mains, comme en témoigne une photo du lendemain. Il n’y a pas de morts, seulement des blessés plus ou moins graves au nombre de huit. Le plus atteint d’entre eux (on pense un moment qu’il a succombé à ses blessures) est le chef monteur, U.S. (un militaire) « Dell » Andrews, ce qui nous permet au passage d’identifier une des signatures les plus présentes dans le fonds, Dell justement, que l’on trouve sur les relevés de métrage ou les rapports de film terminé : ses brûlures sont étendues et profondes, et il devra rester à l’hôpital plusieurs jours. Il le doit à sa responsabilité de chef et à son courage : sorti du bâtiment, il a, avec quelques autres, dont Harry Elwell, le chef accessoiriste, et Tom Brierly, le maître charpentier, replongé dans les locaux pour en extraire, avant l’assaut final des pompiers, les papiers qui pouvaient être sauvés. Sans doute le local où ils étaient stockés venait-il tout juste d’être reconquis sur le feu, mais il s’agissait d’éviter aux documents le déluge final noyant le bâtiment. On sait que ce sauvetage, auquel nous devons le fonds d’archives actuel, n’a pu être que partiel mais il a été essentiel.
Le récit de l’incendie nous permet de confirmer quelques hypothèses sur les méthodes de travail d’Ince. Tout d’abord il s’appuie sur des fidèles, des hommes de confiance comme C. Gardner Sullivan pour le scénario ou Andrews pour le montage. La description des lieux montre ensuite que son bureau jouxte celui de Sullivan et est tout proche de la salle de montage. Son rôle est en effet de veiller au développement du scénario et à la bonne marche du montage, le tournage étant délégué la plupart du temps à ses réalisateurs de confiance que sont Raymond B. West, Reginald Barker, Walter Edwards par exemple. Cela confirme également une autre hypothèse que j’avais avancée, à savoir que les continuity scripts étaient le résultat de la collaboration étroite, en l’absence du réalisateur, entre le directeur de département des scénarios et le superviseur Ince, le premier mettant sous forme de découpage technique le scénario et l’autre indiquant ce qu’on devra voir à l’image en termes de production : la proximité des deux bureaux permet des allers-retours faciles pendant l’établissement des premières versions du continuity script, puis une conférence à deux voix, sans doute prise en sténo par une dactylo, où scénariste et producteur finalisent les indications à donner, via le continuity script, au réalisateur et à son équipe sur la bonne façon de tourner ces scènes[12]. Parmi les fidèles, ces professionnels de talent dont Ince s’est entouré et à qui il délègue beaucoup pour s’occuper des productions Kay Bee, il y a son administrateur, son « business manager » qui s’occupe du fonctionnement d’ensemble d’Inceville et de la production. Ce fidèle d’entre tous le suivra à Culver City cette même année 1916 pour faire tourner les tout nouveaux studios (où la planification, le fer et la pierre ont remplacé la gestion au jour le jour et le bois) dits Kay Bee Triangle sur Washington Boulevard, et sans doute, en 1917, dans le quatrième studio (après Edendale, Inceville et Culver City 1) qu’il fera construire à quelques blocs de là après le rachat de son employeur, New York Motion Picture, par Harry E. Aitken. Ince avait d’ailleurs entièrement confié à son « business manager » l’organisation de la grande fête du Nouvel An 1916, qui a réuni tout le personnel et tout le gratin du cinéma et de la municipalité, pour l’ouverture de ces nouveaux studios de Culver City, dont l’organisation géométrique, la conception architecturale, l’intégration de l’électricité pour l’éclairage des plateaux sont en forte rupture avec la constitution à la va comme je te pousse d’Inceville[13].
Ce très fidèle et très compétent « business manager » joue dans notre histoire deux rôles, dont on peut penser qu’en fin de compte ils ne font qu’un. Tout d’abord il est au premier rang des sauveteurs au moment de l’incendie et il est de ceux qui, comme Reginald Barker et « Dell » Andrews, osent braver le danger pour aller dans le bâtiment en flammes récupérer les documents de la firme avant leur destruction totale. Son nom ? E. H. Allen. Edwin Hampton Allen, né en 1885 dans le Missouri et mort en 1942 à Los Angeles. Il a fait un peu l’acteur pour la New York Motion Picture entre 1910 et 1913 et c’est sans doute comme cela qu’il a rencontré Ince lorsque ce dernier est venu s’installer à Los Angeles dans le studio Bison d’Edendale. Quand le feu prend à Inceville, les locaux de Culver City, fêtés très symboliquement pour le début de la nouvelle année 1916, ne sont pas encore prêts. Ince y installe progressivement ses troupes tout au long de l’année alors que les travaux se poursuivent, et il faudra les quitter dès l’été 1917, quand Ince sortira de la Triangle, et qu’il faudra donc à nouveau déménager. Il est normal dans ces conditions que le « business manager » de Kay Bee se préoccupe de la préservation des archives et de leur conservation : il n’est donc pas étonnant de le trouver, selon l’article de Motography, parmi les courageux sauveteurs qui bravent le danger pour tirer du désastre les précieux papiers de la production. En novembre 1924, Ince meurt brutalement, sans avoir eu le temps de se préoccuper du devenir de ses archives, et il se pourrait bien que dans ces conditions, ces archives arrachées au feu soient restées, au travers des déménagements successifs, entre les mains du « business manager ».
Nous étions partis du père, John E. Allen, qui avait à New York vendu plus de 90 boîtes d’archives, dont certaines mangées par le feu, à Henry Langlois. Nous étions arrivés jusqu’au fils qui est toujours actif, en tant que femme, dans l’industrie cinématographique sur le versant de la restauration et de la conservation des films du patrimoine. Il semble que nous ayons maintenant le grand père, Edwin Hampton Allen, homme de confiance d’Ince, « business manager » d’Inceville puis des studios Triangle de Culver City. Si on peut aujourd’hui, à Madison comme à Paris, travailler sur des documents originaux Triangle et Kay Bee, c’est grâce à l’action déterminée et courageuse de E. H. Allen qui les a, avec l’aide de quelques intrépides comme lui, sauvés à la fois de la destruction par le feu et de la destruction par l’eau des pompiers dans la soirée du 18 janvier 1916. Mais c’est sans doute aussi parce que John E. Allen les a reçus d’E.H. Allen que Langlois a pu les acheter au premier en vrac à New York en février 1962. En tout état de cause, c’est bien le feu qui est ici la source de la mémoire. La mort d’E. H. Allen en 1942 pourrait à son tour expliquer certaines mentions portées sur des documents du fonds parisien. On relève assez souvent la date de 1945 pour ce qui apparaît être un inventaire puisqu’on note scrupuleusement lorsqu’un document n’est pas présent dans sa pochette. Or Aitken a arrêté toute activité au milieu des années 30 et il n’existait pas d’inventaire des documents cédés par Roy Aitken à Madison. Il se pourrait donc bien que ce soit un héritier méticuleux de notre E.H. Allen qui se soit lancé dans un premier inventaire de ces presque 100 boîtes d’archives, une fois le « business manager », qui en connaissait toute l’histoire, décédé.
Ce petit exercice d’identification nous rappelle l’importance qu’il faut donner à la critique des sources et à la claire détermination de l’origine des documents consultés. Ceux-ci peuvent nous conduire à leur producteur et aux circonstances dans lesquelles d’une part ils ont été constitués et d’autre part ils ont été sauvegardés puis cédés à une institution patrimoniale, mais en retour les producteurs et les situations dans lesquelles ils ont été pris nous apportent nombre d’informations sur les documents que nous avons sous les yeux et sur les personnes évoquées dans ces documents. L’incendie du 18 janvier 1916 n’est qu’un des feux récurrents qui frappent les maisons de production (le même, en plus petit, se produit deux jours plus tard chez Griffith) où cohabitent encore le nitrate, le bois et des circuits électriques problématiques et où l’on ne sait pas encore ce qu’est un extincteur, mais les comptes rendus qui en sont faits révèlent aux yeux du chercheur bien d’autres éléments : la maîtrise de la communication de la part des firmes qui veillent à ce que les informations n’inquiètent pas la clientèle et ne réjouissent pas la concurrence dans une industrie en pleine expansion mais aussi fragile par les métamorphoses rapides qu’elle doit traverser. Que l’incendie soit volontaire à des fins spectaculaires ou involontaire en raison des risques du métier, dans les deux cas l’information sert à la publicité de l’entreprise qui vante soit l’expertise de ses artificiers et l’audace de ses réalisateurs, soit le courage de son personnel et sa constance dans la reprise immédiate du travail. On peut au passage relever quelques idéologèmes du temps : les hommes sont courageux et les femmes hystériques, ce sont les réalisateurs qui se portent au secours des secrétaires en leur apportant une échelle, quand ce sont les ouvriers et les techniciens qui rentrent dans le bâtiment en flammes pour sauver l’outil de travail. Et c’est le musculeux chef Sioux, satisfait d’avoir été traité avec humanité, qui prend son patron blessé dans ses bras pour le porter à l’infirmerie. Il y a bien sûr quelque chose de l’air du temps (le studio comme une ruche où chacun à son poste s’active), mais il y aussi cette géographie symbolique où Ince, installé hors de la ville pour pouvoir tourner en extérieurs réels ses westerns et ses drames de mineurs pour qu’ils soient les moteurs de l’américanisation du cinéma, mais qui du coup doit récréer une ville avec restaurant, générateur d’électricité, garages, bureaux, plateaux, hangars et ateliers, et même des écuries et un corral, sans compter ses propres pompiers qui viendront, nous dit-on, en vingt petites minutes à bout de ce violent incendie (les photos présentées ne portent pas trop à le croire tant les pièces sont calcinées et le bâtiment détruit). Il y a à mes yeux surtout cette organisation des bureaux où Ince installe le sien au croisement du département des scénarios et de la salle de montage pour être d’une enjambée dans l’un ou l’autre afin d’en vérifier à tout moment la qualité et l’adéquation à ses objectifs industriels et artistiques ou pour pouvoir dans l’instant convoquer tel ou tel. Et puis, en bout de course, ce petit plaisir d’intello qui consiste à faire correspondre la fin avec le début, John E. Allen tirant en 1965, trois ans après la vente physique, 5000 dollars des Français, pendant qu’en 1916 un de ses parents (son père, son oncle ?), E. H. Allen, arrachait aux flammes quelques 300 dossiers archivés par son patron l’industrieux Ince qui en 1915 avait contribué à fonder la Triangle, mis en chantier un long métrage par semaine, lancer le financement et la construction des studios de Culver City et démarré le 5 juin la réalisation de son grand œuvre, Civilization, dont les décors gigantesques, perdus dans les collines, loin des regards, ne furent découverts à la presse que 10 mois plus tard, au moment de la sortie du film. Ce monument pacifiste sera un succès mondial, qui éclipsera totalement l’Intolérance de son grand rival, avec Cecil B. DeMille, Griffith, sans doute trop confiant en ses capacités après l’énorme succès de Birth of a Nation, et parti trop tard dans la compétition, occupé qu’il était dans le premier semestre 1915 à donner toute sa place à son triomphe inattendu. Ince avait approché le long métrage et la guerre de Sécession avec The Battle of Gettysburg, Griffith réplique avec Birth of a Nation et pense déjà à offrir au pacifisme Intolerance : Ince le bat au poteau avec Civilization. Ince poursuit la consolidation de sa fortune et de sa gloire, Griffith engloutit les bénéfices de Birth of a Nation dans l’échec d’Intolerance. On l’a vu : ce n’est pas un immeuble en flammes qui peut arrêter Ince.
[1] Janet Staiger, “The Hollywood Mode of Production to 1930”, in Bordwell, Thompson, Staiger, The Hollywood Classical Cinema, Columbia University Press 1985, pp. 85-154. Voir notamment illustrations 12.8 à 12.15.
[2] Voir Marc Vernet : “The Buying of the Triangle’Sripts and Production Material’ by Henri Langlois: a reconstruction”, et Andrea M. Komiskey : “The Buying of the Aitken Papers by the Wisconsin Historical Society”, 12 et 15 juillet 2010, sur ce site.
3. Je remercie Mélissa Gignac de m’avoir mis sur la piste de ces trésors.
[4] Annonce publiée dans Moving Picture World vol. 27 n° 5 du 5 février 1916,et p. 853.
[5] Quelques jours avant l’affaire qui nous occupe, Ince fait, comme tous ses confrères à l’époque, sauter à l’explosif tout un bâtiment, qui sera ensuite rasé par le feu, aux fins d’un film de fiction : l’action est dite enregistrée par neuf caméras et les clichés publiés montrent clairement deux acteurs en train de fuir en direction du photographe l’explosion en cours, pendant que derrière eux, un caméraman, dans un abri manifestement bricolé, filme au plus près le bâtiment volant en éclats. Voir Motography vol. XV n° 3 du 15 janvier 1916 p. 108, et Moving Picture World vol. 27 n° 2 du 8 janvier 1916 p. 229.
[6] Inceville a été ainsi frappé par le feu dans la nuit du 23 et du 24 août 1915, le feu ayant pris dans les bâtiments dévolus aux peintres et aux charpentiers. Motion Picture World vol. 25 n° 11 du 11 septembre 1915 p. 1817 et Motography vol. 14 n° 11 du 11 septembre 1915 p. 501.
[7] Motography, vol. XV n° 4 du 29 janvier 1916, p. 227-228 : « Inceville Suffers From Fire », avec quatre photos.
[8] Moving Picture World vol. 27 n° 4 du 22 janvier 1916, p. 578 : “Fire Sweeps Inceville”.
[9] C’est là une autre occasion de minimiser les conséquences : ces positifs peuvent être reconstitués puisque les négatifs sont traités et stockés dans le studio d’Edendale, occupé par Sennett. L’incendie n’a pas détruit d’original mais seulement des copies positives qui peuvent être rapidement retirées.
L’article se termine par un communiqué de Harry E. Aitken, publié à New York, minimisant grandement, un peu sur le mode “Tout va très bien, Madame la Marquise…”, les dégâts et leurs conséquences.
[10] Deux jours plus tard, le jeudi 20 janvier, ce sont les studios de Fine Arts, sous la responsabilité de Griffith, qui sont frappés à Hollywood par une explosion née elle aussi dans la salle de montage. Mais les dégâts sont de moindre importance et là encore le travail est réputé reprendre de suite (il s’agit de ne pas inquiéter les exploitants qui attendent les films en distribution chaque semaine).
[11] Le déroulement de cette scène est raconté de façon légèrement différente par Moving Picture World qui précise qu’Ince a été recueilli, les habits en feu, dans la cour par le chef indien Deux Lances (Ince avait fait venir d’une réserve toute une tribu Sioux qu’il avait installée dans des tipis à Inceville et pour lesquels il avait fait construire une école) qui l’a porté dans ses bras jusqu’à l’infirmerie.
[12] On trouve en effet dans ces découpages que sont les « continuity scripts », des choses qui relèvent de l’action, décrite scène par scène, et d’autres qui relèvent de la production (comment réaliser un décor, un effet lumineux, quel type d’acteur engager, quel effet viser, quel piège éviter…).
[13] Après le déménagement courant 1916, Inceville n’est pas entièrement abandonné : W. S. Hart et ses troupes et Charles Swickard continuent de l’occuper et d’y tourner des westerns. Après le départ d’Ince de la Triangle, celle-ci, qui n’en est pas propriétaire au contraire du terrain et des bâtiments de Culver City, en fera jusqu’en 1918 son ranch aux mêmes fins.
Il n’est plus à prouver la notoriété de Max Douy, décorateur de cinéma, d’abord assistant décorateur puis chef décorateur, mais par contre, la carrière de son frère, Jacques, est beaucoup moins connue, bien qu’il mérite également d’être mis en lumière, comme ont pu commencer à le faire Jacques Choukroun et François Amy de la Bretêque en l’interviewant en 1995 pour la revue Archives (Entretien avec Max et Jacques Douy, Archives, n° 102, décembre 2009, pages 7 à 16).
De mars à juin 2011, j’ai eu la chance de travailler pour le programme Cinémarchives. La mission de recherche qui m’était confiée était d’établir deux filmographies détaillées : celles de Max et Jacques Douy. Mes recherches se sont faites pour la plupart dans les archives de la Cinémathèque euro-régionale Institut Jean Vigo, située à Perpignan, où j’ai pu chercher et recouper les informations pour les vérifier. Mon souci pour cette recherche, qui est un véritable travail d’archives, a été d’établir la filmographie la plus scientifique, complète et rigoureuse possible, ce qui s’est révélé fastidieux étant donné qu’on peut compter pour les frères Douy plus de 170 films. Aidé de certaines recherches existantes, le premier travail a été d’établir une liste précise de films et de vérifier que les frères Douy y ont bien travaillé, puis d’en faire un générique précis et aussi complet que possible, en vérifiant et en recoupant chaque information dans des sources de qualité.
Le résultat donne une filmographie avancée, qui offre de belles pistes de recherches, posant plusieurs constats. Premièrement, l’importance de la longue carrière de Max Douy, d’abord comme assistant (notamment avec plusieurs décorateurs de renom comme par exemple Jacques Colombier, Guy de Gastyne, Lucien Carré, …), puis comme décorateur pour de grands réalisateurs (entre autres Maurice Tourneur, Max Ophuls, Louis Daquin, Robert Bresson, Vittorio de Sica, Sydney Pollack, Costa-Gavras, Claude Autant-Lara avec lequel il a collaboré sur une vingtaine de films, …). Deuxièmement, le travail méconnu de Jacques Douy, qui a maintes fois été l’assistant de son frère, mais aussi chef décorateur sur plusieurs films. Et troisièmement, la facette oubliée de Max Douy avec les pièces de théâtre, dont j’ai mis la théâtrographie en annexes.
Avec les deux frères, c’est donc un ensemble que nous avons devant les yeux et qui, à mon avis, mérite une attention particulière, auquel j’ai tenté d’apporter du mieux possible ma contribution, par ce travail de recherche en consultation sur le lien suivant.
Travail sur le décor : filmographies générales et détaillées de Max et Jacques Douy
Le 22 août 2012,
Barthélémy Py
La vidéo dont on trouvera le lien ci-dessous présente une caméra Bell Howell de 1918 acquise par Ince (entendre, comme il est précisé : par les studios Ince), après que celui-ci ait quitté la Triangle (en 1917) et se soit fait construire de nouveaux studios à Culver City. Ceux-ci sont sa quatrième et dernière installation à Los Angeles, après Edendale (sur Glendale Blvd), Ynez Canyon (Inceville), et Culver City pour les studios Kay Bee – Triangle inaugurés en 1916, situés 10202 West Washington Blvd. C’est cette seconde implantation à Culver City, Thomas H. Ince Studios, située 9336 West Washington Blvd, qui sera acquise par David O’Selznick après la mort de Ince en 1924 et dont la façade servira de logo à Selznick.
En 1918, Ince ne réalise plus de films et n’est donc pas directement concerné par l’achat d’une caméra. L’attribution de celle-ci à Ince est révélateur de l’oubli dans lequel sont aujourd’hui tombés les directeurs de la photo et les réalisateurs de l’époque.
Présentation d'une caméra acquise par Thomas H. Ince
Qu'est-ce qu'on sait du cinéma muet… par DJaAM-Documentary-films
Au terme de trois ans et demi de travail, un rapport final a été établi sur l’ensemble des activités des équipes de recherche, et sur les résultats obtenus :
Rapport scientifique sur le programme Cinémarchives, 27 décembre 2007 – 27 juin 2011
L’enjeu principal était de développer, au sein des études cinématographiques, l’accès aux archives et l’intérêt des jeunes chercheurs pour ces matériaux. L’esthétique est la discipline dominante en France pour les études cinématographiques, et les archives, pourtant fort nombreuses, sont peu exploitées, qu’il s’agisse des films ou des archives papier. Il s’agissait donc d’initier plusieurs choses : une collaboration entre chercheurs et archivistes (d’où l’intégration dans les partenaires de la Cinémathèque française, et pour l’Université Paul Valéry l’Institut Jean Vigo), un travail collectif de recherche sur des fonds partagés (plusieurs personnes travaillant sur le même fonds), et l’encadrement de jeunes chercheurs dans le travail sur archives par des enseignants-chercheurs et des archivistes.
Compte tenu des différents fonds sélectionnés, la situation du sujet était variable, même si le cadre général était commun : des fonds d’archives catalogués mais non encore exploités par des chercheurs, de sorte que le catalogage n’avait pas bénéficié d’un apport en recherche historique et que l’histoire du cinéma n’avait pas bénéficié de ces archives. Pour le fonds Triangle, il s’agissait de reconstituer l’histoire de cette maison américaine de distribution et de production entre 1915 et 1919, connue par ouï-dire mais dont les archives n’avaient jamais été réellement exploitées (à une exception américaine près). Pour les fonds Douy et Pimenoff, il s’agissait de travailler, à partir de dessins – que l’esthétique du cinéma, centrée sur les films réalisés, ne prend pas en considération -, sur des métiers (le décor de cinéma) que l’histoire du cinéma ne fait pas entrer ordinairement dans son champ d’étude. Dans tous les cas, les fonds avaient été sélectionnés en raison de leur richesse, voire de leur vastitude (plus de 800 dessins pour Pimenoff, 93 boîtes d’archives pour la Triangle).
Les objectifs fixés étaient de mieux définir les documents « papier » conservés dans les archives cinématographiques, de mieux contextualiser ces documents dans l’histoire du cinéma, l’histoire des métiers et des techniques du cinéma, d’accroitre la visibilité et l’accessibilité de ces documents pour les chercheurs, et de valoriser scientifiquement ces ensembles documentaires.
La problématique disciplinaire d’ensemble était de mesurer dans quelle mesure des spécialistes en esthétique du cinéma pouvaient, avec l’aide d’archivistes, et hors de l’analyse d’une œuvre particulière ou d’une notion (plutôt : une firme, une période, un métier), conduire un travail de type historique fondé sur l’exploration de fonds d’archives, à la fois pour eux-mêmes et pour y amener de jeunes chercheurs. Pour la Triangle, la problématique était de définir le rôle exact joué par ce studio dans la période dite « de transition » entre 1908 et 1918, mais aussi de mieux comprendre pourquoi cette période du cinéma américain avait jusqu’à présent reçu aussi peu d’attention. Pour Douy et Pimenoff, la problématique était de mesurer l’apport du chef décorateur dans l’image d’un film, dans sa facture, les voies et les moyens de cet apport.
Les terrains étaient Paris (Cinémathèque française), Perpignan (Institut Jean Vigo), mais aussi des archives aux Etats-Unis (Madison, New York, Los Angeles principalement). Les sources sélectionnées étaient de nature diverse : archives papier de type administratif pour la Triangle, maquettes de décor et scénarios annotés pour Douy, maquettes de décor et archives personnelles (classeurs) pour Pimenoff. D’autres fonds avaient été visés, conservés par la Cinémathèque française : fonds Lazare Meerson (décor), fonds Lichtig (scripte), fonds Cauchetier et Pierre (photographie de cinéma). Mais très vite, il est apparu que ces derniers fonds ne retenaient pas l’attention des chercheurs impliqués ou des jeunes chercheurs invités : ils ont donc été abandonnés et le travail s’est concentré sur les trois premiers. Pour le fonds de la Triangle, ont été associés les photographies Triangle conservées à la photothèque (les photographies avaient été pour des raisons de conservation extraites des dossiers papier), et les films conservés par cette même institution (au nombre de 22).
Pour ce qui est des méthodes, le travail a commencé par une présentation des fonds aux enseignants-chercheurs impliqués, à la Cinémathèque française et à l’Institut Jean Vigo, et par une sensibilisation des archivistes au programme de recherche. Dans un deuxième temps, des étudiants de M et en thèse ont été orientés vers le programme, dès 2008 pour Paris-Diderot et Paul Valéry, en 2010 pour Paris 3. Dans la mesure où un certain nombre de documents étaient déjà numérisés (photographies, dessins), la Cinémathèque française a proposé de les mettre à disposition des chercheurs, ce qui a notamment été fait pour les photos de la Triangle et pour les dessins de Pimenoff. L’équipe de Montpellier a préféré dans un premier temps travailler sur les documents originaux, puis sur les dessins numérisés mis à sa disposition.
Voici la présentation faite par le responsable de l’équipe travaillant sur Douy :
La Cinémathèque euro-régionale de l’Institut Jean Vigo (CERIJV) possède des scénarios annotés par les décorateurs qui sont des pièces uniques, mais pas de dessins ni de maquettes, que l’on trouve par contre à la CF.A la CF se trouvent également d’autres scénarios, des photographies, et des fonds divers (archives comptables du Crédit National, précisément mises en ligne dans le cadre de Cinémarchives)
. La CERIJV possède en revanche des dossiers films comportant des photos parfois différentes de celles de la CF.
Dès lors, une idée simple consiste à comparer les annotations et les croquis pour la préparation d’un même film.
C’est ainsi que sur les 85 titres de films dont la CF possède des maquettes et dessins de Douy, quatre correspondent à des scénarios conservés à Perpignan (sur les 16 que possède l’IJV). Il s’agit de L’Enfer, Cela s’appelle l’aurore, Celui qui doit mourir et Phèdre. C’est pourquoi nous avons inscrits ceux-ci dans la liste des documents à étudier en priorité.
La numérisation des documents a ensuite été étendue aux films Triangle conservés par la Cinémathèque française.
Pour la Triangle, la Cinémathèque royale de Belgique a fourni une copie numérisée des deux films Triangle qu’elle conservait. Pour ce qui est des documents Triangle conservés aux Etats-Unis, la Margaret Herrick Library a fourni des photocopies de documents relatifs à un film Triangle, Fatty and the Broadway stars, dont une copie est conservée par la Bibliothèque nationale de Norvège. Deux chercheuses de l’équipe ARIAS se sont rendues aux Etats-Unis pour examiner les documents conservés au MOMA dont elles ont transmis des photocopies, et le coordinateur du projet s’est rendu deux fois à Madison pour travailler sur les archives papier de la Triangle, fonds complémentaire du fonds français. De plus, une doctorante de Madison, Andrea Komiskey, a accepté d’être correspondante sur place pour d’éventuelles demandes complémentaires et un historien du cinéma, Tino Balio, a accepté d’être le conseiller scientifique de l’équipe sur la Triangle.
Les données sont vite apparues, dans certains cas, profuses et incertaines. Plus de 600 films pour la Triangle et plus de 800 dessins pour Pimenoff. Pour la Triangle, profusion de dates (de tournage, de montage, d’envoi sur la côte Est, d’enregistrement, de distribution, de ressortie), et surtout profusion de noms (de sociétés, d’auteurs, de réalisateurs, d’acteurs, de techniciens) sans étaiement d’information. Ainsi, les réalisateurs travaillant sous Griffith, Ince ou Sennett n’ont pas été retenus par l’histoire classique du cinéma, parce que les films de cette période sont encore peu connus et parce que leur responsabilité dans la réalisation de ces films est peu établie (la fonction de réalisateur n’est pas encore stabilisé dans un paysage en constante évolution : l’acteur devient vite réalisateur, et le réalisateur devient vite producteur). Cela est augmenté par la complexité des processus de fabrication et de distribution : les films tournés sur la côte Ouest sont expédiés sur la côte Est pour que les copies soient tirées et le film distribué. Cette prolifération de données tient aussi au caractère peu exploré de la période des années 10 ou du domaine des décorateurs de cinéma, puisqu’on tombe dans des secteurs peu valorisés culturellement parlant. Ainsi, dans une grande majorité, les études disponibles sont soit esthétiques, soit historiques mais ponctuelles (et plutôt par réalisateur que par studio), de sorte que le cadre de travail d’une part, la vision d’ensemble d’autre part ont souvent fait défaut. Ainsi, l’ouvrage le plus pertinent pour la période américaine des années 10 est une encyclopédie, fort bien faite (Encyclopedia of Early cinema, sous la direction de Richard Abel, Routledge, 2005), mais qui ne permet pas de se faire une idée générale des mécanismes à l’œuvre ou des tendances globales. Les deux livres consacrés à la Triangle en tant que telle ont été rédigés par des historiens amateurs américains, sans connaissance des archives françaises. Si le premier (Kalton C. Lahue, Dreams for sale. The Rise and Fall of the Triangle Film Corporation, Barnes and Co, 1971) est pointilliste mais très sérieux, le second (Al P. Nelson, Mel R. Jones, A Silent Siren Song. The Aitken Brothers’ Hollywood Odyssey, 1905-1926, Cooper Square Press, 2000) est anecdotique et partial.
En complément du programme initial, il a été décidé de procéder à la restauration de quelques films Triangle conservés par la Cinémathèque française : un doctorant de Paris 7, Loïc Arteaga, a été chargé retrouver dans les documents papier de la Triangle les mentions et indications pouvant aider à la restauration de ces films (découpage, intertitres, teintages).
Quant aux travaux réalisés, ils ont été de plusieurs types. Comme mentionné, le premier a été la numérisation des films conservés et la mise à disposition des documents papier et photo disponibles pour les équipes. Le deuxième type a été effectué par les archivistes pour le catalogage (Institut Jean Vigo) ou le reconditionnement des documents étudiés (Institut Jean Vigo, Cinémathèque française), que ce soit à la Cinémathèque française ou à l’Institut Jean Vigo. Quelques travaux de reclassement de documents mal identifiés ont pu être effectués pour le fonds Triangle et pour le fonds Pimenoff. Début 2009, a été ouvert un carnet de recherche en ligne grâce aux équipes de hypothèses.org, au nom du programme de recherche, ce qui a permis la publication au fil de l’eau des résultats de recherche des doctorants et des enseignants-chercheurs, ainsi que des données (films conservés, bibliographie). Des journées d’études ont été organisées à Montpellier (Université Paul Valéry – Institut Jean Vigo) et à Paris (Université Paris Diderot – Cinémathèque française). Un colloque de bilan s’est tenu les 8 et 9 juin 2011 à la Cinémathèque française avec l’ensemble des participants.
Il y a un premier niveau de résultats touchant à des opérations de remembrement et de définition du corpus. Pour la Triangle, il s’est agi d’une part de connecter les différents fonds conservés dans le monde et de les délimiter en s’efforçant de comprendre leurs liens (par exemple les raisons pour lesquelles les archives Sennett sont à Los Angeles, celles de Griffith à New York et celles de Ince à Madison et à Paris), et d’autre part de reconstruire les conditions d’acquisition du fonds parisien par Henri Langlois. De plus, une série complète de microfilms, réalisés par la Wisconsin Historical Society, a été acquise par la Cinémathèque française pour venir compléter le fonds d’archives papier.
Pour Pimenoff, il s’est agi d’identifier des documents en fonction des films pour lesquels ils avaient été produits, mais aussi d’étudier la relation entre les dessins et les documents conservés dans des classeurs constitués par Pimenoff. Cela a débouché sur une analyse du statut, de l’origine et du rôle des photos trouvées dans les carnets par rapport aux dessins des carnets ou du fonds.
Mais ceci n’a été possible que par l’établissement, aussi rigoureusement que possible, des données de base que sont les étapes de la carrière et la filmographie. Il n’existait rien sur Pimenoff, et la filmographie des frères Douy n’était même pas clairement établie. Pour Pimenoff, une enquête a permis de retrouver des témoins et même un membre de sa famille pour reconstruire sa formation, sa carrière et ses techniques de travail. Pour Douy, le programme a permis l’établissement d’une filmographie raisonnée et la mise en forme d’entretiens réalisés mais jamais édités.
– Douy :
Pour les Douy, l’équipe de Montpellier s’est efforcée de mettre en rapport les documents conservés à Perpignan et ceux conservés à Paris, mais aussi le rapport de ces documents avec les films réalisés. Le tout selon les lignes suivantes :
Max (et Jacques) Douy n’étaient pas des inconnus complets au moment du lancement du programme de recherches. Une bibliographie en cours d’élaboration (par Isabelle Debien) en attestera. Néanmoins, comme souvent avec les techniciens de métier en matière de cinéma, ce sont essentiellement des entretiens et des témoignages qui avaient été publiés. Il s’agit aujourd’hui d’en venir à leur travail, leur œuvre –car ils ont bien construit une œuvre. Les finalités d’un tel travail sont ainsi récapitulables :
– apport à l’histoire du cinéma de manière générale
– plus précisément, dimension génétique de la création de l’œuvre filmique
– apport des techniciens aux films
– étude du métier de décorateur
– analyse historique et esthétique de la philosophie de l’espace au cinéma
– étude iconographique : influences artistiques, étude des représentations, stéréotypes, archétypes.
– Pimenoff :
Le travail conduit par Giusy Pisano a atteint plusieurs objectifs :
– identifier, sur la base d’un premier catalogage, des maquettes qui n’avaient pu être rattachées à un film particulier,
– identifier dans les carnets de Serge Pimenoff ce qui relevait de la préparation des films, de la documentation personnelle et des archives privées,
– reconstruire la formation et la carrière de Pimenoff,
– réévaluer la place et le rôle de la recherche historique et de la photographie dans le travail de Pimenoff,
– et enfin à travers ses assistants mieux approcher les caractéristiques singulières de sa technique et de son talent.
L’ensemble du travail, mené en étroite collaboration avec Gilles Grandmaire, documentaliste responsable de la collection des maquettes à la Cinémathèque française, a servi de base à la conception et à la réalisation, par la Cinémathèque française et Giusy Pisano, d’un site en ligne consacré à Pimenoff (http://www.cinematheque.fr/sites-documentaires/pimenoff/index.php), qui, comme pour la Triangle, présente, commente et met en relation les différents types de documents. Ce site comprend de plus un film documentaire réalisé à partir d’interviews de chef décorateurs proches de Pimenoff. Ce travail a également servi à construire un projet du même genre avec la Bibliothèque historique de Paris sur les relations théâtre et cinéma, projet qui a été accepté.
– La Triangle, vue par Paris-CERILAC et la Cinémathèque française :
Pour la Triangle, la recherche a permis de clarifier nombre de points concernant le corpus. D’une part en faisant mieux apparaître dans le fonds la différence entre dossiers « littéraires » (consacrés aux récits acquis par la firme, sans qu’une adaptation cinématographique s’en soit suivie) et dossiers « films » consacrés aux films produits, ces deux types de dossier n’ayant pas pu être discriminés lors du catalogage. Cela a donc conduit à l’établissement, par Loïc Arteaga notamment, d’une double filmographie : liste des films distribués par la Triangle (657 titres), et liste des films représentés dans le fonds. La découverte, par Loïc Arteaga, de listes multiples, établies sans doute par Harry E. Aitken après coup, et leur compréhension, conduites par Loïc Arteaga et Marc Vernet et appuyées sur le travail de M2 conduit par Matthieu Hervé sur les déboires financiers de la firme, ont grandement aidé à comprendre le mode de fonctionnement de la Triangle, ses variations dans le temps et leur raison. Mais une des avancées majeures a été la remise en cause de l’appellation du fonds (John E. Allen – Triangle), donnée initialement par la Cinémathèque française, alors que les bornes de date et l’origine des documents ont fait apparaître que le vendeur n’était, selon nos informations, pour rien dans la constitution du fonds, que les dates excédaient en amont et en aval la durée de vie de la Triangle, et enfin que le fonds comprenait de nombreux documents issus de la structure dirigée par Thomas H Ince. Cela a conduit la Cinémathèque française à rebaptiser le fonds (Ince – Triangle) et à en entreprendre en 2011 un nouveau catalogage et une nouvelle indexation. Il aurait été encore plus judicieux de renommer le fonds des noms de ses producteurs probables, à savoir Thomas H. Ince et Harry E. Aitken, mais pour des raisons de continuité et de visibilité, la Cinémathèque française a opté pour une solution intermédiaire gardant la trace du passé tout en affichant un nouveau contenu (des archives Ince).
De surcroît, le dialogue avec les correspondants américains a permis de faire le lien entre un fonds d’archives conservées à Chicago et la Triangle, puisqu’il s’agit des archives de Freuler, partenaire de Harry E. Aitken à la Mutual, société dont Aitken a été le président avant de la quitter pour fonder la Triangle. Cette démarche s’inscrit dans un processus de compréhension plus fine du rôle des uns et des autres, à partir de l’étude des archives. Il ne s’agit pas seulement de la compréhension de la répartition des tâches et des responsabilités entre les différents métier, mais de la prise de conscience des écarts entre l’image que nous nous faisons ordinairement du cinéma et la distribution des compétences entre les professionnels dans cette deuxième moitié des années 10, où le « superviseur » décide des histoires à tourner et de l’aspect que devra avoir l’image, sans que le réalisateur soit concerné, où l’acteur principal est fréquemment le réalisateur, où le superviseur joue le rôle d’un directeur artistique film par film mais pour l’ensemble de la production (la compétence et le titre de directeur artistique dans un film n’apparaît qu’en 1916 et seulement pour les films de prestige), et où enfin les personnes dont les noms apparaissent en premier plan (Harry E. Aitken) ne sont pas nécessairement les plus fondamentales ou les plus importantes. Ainsi, on a vu apparaître le poids de Charles Baumann et d’Adam Kessel dans la structure Triangle, en tant que propriétaires de la New York Motion Picture Company qui en est, avec Mutual, la véritable pré-figuration, puisqu’elle a recruté conjointement Ince et Sennett, formant ainsi le futur noyau de la Triangle.
Par ailleurs, deux films ont été restaurés, à partir d’éléments uniques au monde, tous deux issus de l’unité de production Ince : The Despoiler (Reginald Barker, 1915) et The Desert Man (William S. Hart, 1917), au terme d’un travail de repérage des films conservés dans le monde par le biais des outils de la FIAF, d’une recherche historique sur la diffusion de ces films (les éléments venaient de copies exploitées en France), et d’une recherche sur les documents papier. Cette recherche a notamment permis de retrouver d’une part les indications de teintage, mais aussi les intertitres, et de mesurer, chaque fois que cela était possible, les écarts entre la version française et la version originale, en comparant le film avec le découpage d’origine. Pour The Despoiler, cela a permis de mesurer les effets politiques de la différence de contexte entre l’exploitation américaine et l’exploitation française. Plus important encore, les documents papier ont permis de reconstituer narrativement la quatrième bobine de The Desert Man, qui manquait dans les éléments préservés, et de pouvoir la comparer avec les photos d’exploitation publiées (la fin photographiée n’est pas celle proposée par le découpage). Ce travail de restauration sera le noyau de la thèse de Loïc Arteaga à soutenir en 2012. Une doctorante, Mélissa Gignac, s’est quant à elle mise au travail en octobre 2010 sur les scénarios et découpages pour étudier les modes de développement des histoires et le passage au long métrage à partir de nouvelles.
L’ensemble du travail a donné lieu à la conception et la réalisation, par la Cinémathèque française, d’un site en ligne Triangle (http://www.cinematheque.fr/sites-documentaires/triangle/index.php ; cf. infra sur la valorisation), dans lequel les différents types de documents sont présentés, commentés et mis en relation (archives papier, photographies, films).
Plus généralement, le travail sur un ensemble circonscrit de production a permis, à travers l’étude des scénarios et des découpages techniques, mais aussi des films conservés, de mettre à jour une politique d’organisation industrielle, une politique de production associant formes visuelles et formes narratives (la guerre civile, la nuit, l’incendie) dans ce qui pourrait être une iconographie cinématographique, mais en butte à des difficultés de distribution et d’exploitation, liées notamment aux questions de censure locale et de non-propriété des salles de cinéma, mais aussi à la concurrence. En effet, la Triangle ne dispose pas d’un parc de salles alors qu’elle s’efforce de vendre des programmes hebdomadaires : le moindre accroc dans la distribution a des répercussions sur l’exploitation qui, sous contrat exclusif, se trouve vite en difficulté et tenté de se tourner vers la concurrence. Mais de l’ensemble, on retire une vision nouvelle de l’histoire du cinéma où d’une part tous les niveaux politiques jouent (international, national, local) et où la concurrence et la compétition sont des facteurs importants de configuration des films à produire et à distribuer. Ainsi, ce qui se présentait comme l’étude d’une entreprise et d’une période circonscrites a débouché sur l’analyse de la concurrence en termes de spectaculaire et de politique. Ainsi, The Despoiler, film distribué en décembre 1915 consacré au génocide arménien, peut être vu comme une réplique au film produit par Jesse Lasky et réalisé par Cecil B. de Mille sur un sujet approchant et distribué en avril 1915, The Captive. Cette compétition n’est pas seulement structurelle et économique (conquérir le marché en le structurant) : elle passe aussi par l’esthétique des films et donc par des défis techniques (filmer en extérieurs réels des actions complexes avec de nombreux acteurs – ce qui pose des problèmes de logistique puis de montage -, filmer la nuit, alterner les teintages), la compétition s’exerçant à la fois vis-à-vis du théâtre et de l’opéra (pour les décors et l’éclairage, mais aussi pour le lieu de spectacle), et vis-à-vis des autres firmes cinématographiques. Enfin, le travail sur archives a permis de mieux saisir la proximité entre l’industrie cinématographique de l’époque et le milieu de l’édition papier quant à l’organisation du travail, le souci juridique de propriété, le suivi de l’acquisition des droits et de son enregistrement, mais aussi évidemment pour s’assurer d’une source constante d’histoires à porter à l’écran afin de répondre à la demande en films des salles de cinéma.
– La Triangle vue par ARIAS
De son côté et toujours sur la Triangle, Catherine Papanicolaou a travaillé de façon indépendante sur un film, travail pour lequel elle a bien voulu communiquer le rapport final que je fais figurer ci-après :
Rapport final ANR Cinémarchives de Catherine Papanicolaou.
Dimanche 31 juillet 2011
Dans le cadre du projet ANR sur le fonds John Allen/Triangle de la Cinémathèque française, je me suis proposé d’interroger les usages politiques du cinéma aux Etats-Unis dans la période qui précède l’intervention de ce pays dans le premier conflit mondial. Entre le début des hostilités en Europe et l’entrée en guerre des Etats-Unis de nombreux films documentaires et d’actualité ont été tournés à proximité des fronts de bataille. Certains de ces films ont été montrés sur le territoire américain, en projections privées ou en salles. Il n’existe toutefois pas d’études se rapportant spécifiquement aux films de guerre de cette période. Les ouvrages anglais et américain pionniers les plus documentés sur le sujet datent d’une vingtaine d’années et les publications américaines plus récentes traitent essentiellement des deux dernières années de guerre.
En parallèle à un premier travail exploratoire dans le fonds de la Cinémathèque française, qui m’a permis de contribuer, avec d’autres personnes impliquées dans le projet, à l’enrichissement des « tableaux répertoires » du fonds, je me suis intéressée aux journaux que la Triangle éditait à destination des programmateurs de salles, sous le titre Triangle Plays. J’ai été ainsi mise sur la piste d’un film tourné en 1916 intitulé Our American Boys in the European War, consacré notamment à l’American Ambulance Field Service (AAFS) et à l’unité d’aviation N 124, dite Escadrille La Fayette. Il en existe, comme j’en ai fait la découverte à l’Etablissement de Communication et de Production Audiovisuelle de la Défense (ECPAD), des séquences isolées, repérées et identifiées notamment grâce à certaines photographies illustrant des articles du Triangle Plays. J’ai pu localiser au Musée national de la coopération franco-américaine de Blérancourt des documents le concernant et à la Library of Congress à Washington un film N&B de format 16 mm intitulé Our Friend France qui s’est avéré être une version rééditée de Our American Boys in the European War, avec des prises de vue additionnelles datant de 1917. Notre laboratoire ARIAS a fait l’acquisition d’une copie de ce film. Les documents que j’ai examinés par la suite laissaient penser que le film avait été promu en Amérique comme un film de « preparedness », à l’instar du premier film britannique officiel exporté aux Etats-Unis au début de l’année 1916, How Britain Prepared. En montrant des Américains impliqués dans la Guerre, « à l’état passif » (les ambulanciers) mais aussi, pour la première fois, combattant pour la France (Escadrille La Fayette), il offrait à ceux qui prônaient en Amérique une politique interventionniste des images fortes et radicales qui s’accordaient à leurs aspirations. Our American Boys in the European War aurait été un film de propagande pour la France, comme d’autres l’étaient la même année, pour les Alliés et pour les Empires centraux (voir article sur le site Cinémarchives).
Dans la continuité de ce travail j’ai mis à l’épreuve, complété et croisé les informations recueillies sur le film Our American Boys in the European War, dans une perspective génétique (interrogations des conditions de commande du film, des modalités du tournage et du montage, du choix des intertitres, de l’existence de versions plurielles, des dates et lieux de distribution, etc.) en m’appuyant principalement sur les fonds d’archives de l’ECPAD, du Service Historique de la Défense (SHD) des Affaires Etrangères, du Musée de Blérancourt et sur les archives de l’American Ambulance Field Service (AAFS), consultées lors d’une mission d’une semaine à New York en mars 2011. Un article est en cours de rédaction qui met en lumière les intentions propagandistes de la direction de l’AAFS. Un développement possible de mon travail serait d’étudier les comportements des studios de cinéma américains dans le débat politique divisant les Etats-Unis à cette époque entre les camps isolationnistes et interventionnistes. Il faudrait alors étendre les recherches aux fictions de guerre Triangle (une dizaine pour les années 1915-1917) et aux films de guerre produits et distribués par d’autres compagnies américaines.
Pour sa part, Clara Guila Kessous a exploré les archives Griffith au MOMA de New York et a transmis, en deux communications, une synthèse sur les rapports entre Griffith et la Triangle, ainsi que les photocopies des documents les plus parlants dans ce domaine.
– L a Triangle vue par Paris 3 :
En octobre 2010, Philippe Dubois a constitué un groupe de travail réunissant enseignants-chercheurs, doctorants et étudiants de M sur le thème « La photographie de cinéma (photogramme, photo de plateau, de tournage, de repérage, de publicité). L’exemple de la Triangle. Exploration d’un corpus dans un fonds d’archives ». Ce groupe comportait à l’origine dix participants, dont huit ont rendu en juin 2011 le résultat de leurs travaux. Ce groupe a travaillé sur la totalité du corpus de photographies Triangle (1374 photos), toutes numérisées et mises à disposition par la Cinémathèque française sous forme de CD. Les principaux axes de recherche portaient sur la typologie des photographies conservées, l’iconographie des motifs (généraux ou de détails) récurrents, l’analyse formelle (cadrage, composition, poses, instants prégnants…), l’étude physionomique (corps, gestus, acteurs, références théâtrales, picturales…), une approche pragmatique (usages, publics, finalités) et un approche archivistique (rapport aux autres documents conservés). Ce travail s’est appuyé sur un article de Barbara Lemaître déjà publié dans le carnet de recherches et sur plusieurs articles de Marc Vernet également publiés dans le carnet de recherches.
La recherche a permis d’affiner la compréhension des photographies, en particulier sur les plans de la typologie des documents et sur l’iconographie, par une série d’analyses particulières, de « regards croisés » sur les documents. Cela a donné lieu à quatre interventions, denses et stimulantes, lors du colloque de juin 2011, à paraître dans les Actes, et à quatre articles qui seront publiés dans le carnet de recherches.
Cette appréciation est contrastée, puisqu’elle est plutôt négative sur certains points et extrêmement positive sur d’autres. On commencera par le premier aspect. Les objectifs initiaux visaient une pluralité de documents, dont la photographie, et une collégialité de travail avec des échanges sur la méthode et les résultats. Or plusieurs fonds n’ont pas pu être traités, à commencer par les fonds des photographies Pierre et Cauchetier, faute de chercheurs, et la collégialité du travail n’a pas été aussi vive qu’on avait pu l’espérer. Il y a à ce dernier point plusieurs raisons : encombrement des emplois du temps universitaire laissant peu de place à un travail collectif suivi sur trois ans, conception parfois jalouse de l’indépendance du chercheur, y compris dans la réticence à impliquer des étudiants de M ou de thèse dans un programme de recherche défini, méconnaissance des contraintes du travail sur archives et méconnaissance des possibilités offertes par les outils de partage comme le carnet de recherche ou le site en ligne. Le travail d’équipe n’est pas, dans le champ des études cinématographiques, encore tout à fait passé dans les mœurs ou n’est pas encore ouvert, via la gestion d’un budget dédié, à des réalisations autres que celle d’outils ou produits académiques ordinaires (missions, mémoire, article individuel…).
De plus, le carnet de recherche en ligne, très performant et agréable, qui a permis de publier quasi instantanément des résultats d’étape, et qui a été très consulté par les internautes du monde entier, n’a pas produit de commentaire ou d’échange de la part des usagers, qu’ils relèvent de la communauté des chercheurs sur la période, ou qu’ils n’en relèvent pas. Il y a sans doute plusieurs raisons à cela : textes en français dans leur grande majorité, peu de goût de la communauté pour le commentaire en ligne, consultation de la part de non-spécialistes sur une période peu connue, travers du Web qui draine les fans d’une période révolue (la Première guerre mondiale) sans souci de l’objet particulier (l’industrie cinématographique). Il est vrai aussi que le coordinateur n’a pas toujours eu le temps et les compétences pour en tirer tous les partis possibles.
Inversement, les résultats obtenus avec la Cinémathèque française dans le cadre du travail sur la Triangle et sur Pimenoff ont dépassé, pour les universitaires comme pour les responsables de la Cinémathèque française, les espérances, notamment sur le plan de la collaboration entre archivistes et chercheurs et leur motivation, ainsi que sur l’abondance et la qualité des résultats obtenus à propos de la notion même de corpus. Cela est sans doute également vrai pour la collaboration entre l’Université Paul Valéry et l’Institut Jean Vigo. Dans l’idéal, le site Triangle aurait pu être encore plus poussé en direction d’une véritable base de données, connectant documents et fonds entre eux, mais les contraintes de temps et les contraintes techniques de l’informatique ne l’ont pas permis : il a donc été décidé par exemple de limiter la filmographie à la Triangle (et non pas à tous les films représentés dans le fonds) et de limiter le nombre d’indications données pour chaque film (sans inclure toutes les informations relevées dans les dossiers ou dans les génériques).
Les travaux qui restent à conduire relèvent notamment de l’analyse financière des 52 microfilms réalisés par la Wisconsin Historical Society et acquis par la Cinémathèque française et qui portent sur les documents de gestion (livres de compte, comptes rendus de conseil d’administration) de la Triangle et de quelques sociétés associées. Cette étude demande des connaissances financières et comptables. Par ailleurs, l’étude des scénarios et découpages, entreprise par Mélissa Gignac, demandera à être élargie, sans doute par un apport de chercheurs en histoire littéraire dans un second temps, en relation avec l’état de l’édition à l’époque. La reprise du catalogage et de l’indexation du fonds John E. Allen – Triangle a commencé, mais elle s’étalera sur plusieurs mois.
La première est sans doute le caractère productif, pour les chercheurs (mais aussi pour les archivistes), d’une collaboration concertée et suivie avec les archives cinématographiques. C’est notamment ce qui ressort du colloque final où l’ensemble des participants s’est réjoui d’entendre successivement, sur les même documents ou fonds, des enseignants-chercheurs, des collègues étrangers, des étudiants en M ou en thèse, des archivistes et des responsables de service ou de structure, et où universitaires et archivistes ont été impressionnés par la richesse des résultats présentés par les partenaires.
La seconde a été formulée en 2010 dans le projet ANR Création Imagenèses : elle porte, toujours pour les années 10, sur le passage au long métrage de fiction, en étudiant d’une part simultanément le domaine français (Pathé) et le domaine américain (Triangle, Universal, Lasky), d’autre part l’état comparatif de l’industrie cinématographique et de l’industrie de l’édition, enfin en associant, avec le soutien d’archives, spécialistes de la gestion industrielle, esthéticiens et historiens de cinéma. Ce projet, dans sa première forme, n’a pas été retenu par l’ANR.
La troisième porte sur l’analyse dialectique de documents d’archives et de situations sociales, économiques et politiques, pour désenclaver les études cinématographiques et sortir de la monographie : le travail mené sur la Triangle, qui n’est pas totalement abouti sur ce plan, invite à un tel élargissement. Une étape pourrait être la construction d’une iconographie raisonnée du cinéma de l’époque à travers l’étude des films et des archives. L’auteur de ces lignes se propose, par exemple, de développer une réflexion sur la « forme Alamo » que Griffith et ses assistants semblent avoir mis au point comme coda finale de certains de leurs films, ce qui par la suite a été appelé « last minute rescue ». Cette forme articule des éléments techniques (montage, cadrage, mouvements de caméra), esthétiques (dramaturgie, distribution des rôles, rythme) et idéologiques (soubassement historico-mythique pour une situation d’actualité).
Pour ce qui est de l’équipe de Montpellier, le 27 juin 2011 l’équipe montpelliéraine s’est réunie pour envisager les perspectives au-delà de la fin du programme ANR. Cette recherche dispose toujours du soutien de Rirra21 et de la CERIJV.
B. Py va creuser la filmographie de Jacques et du fils de Max, Serge, qui sont très oubliés des historiens et des filmographes : ce travail devrait déboucher sur l’évaluation de l’apport spécifique de chacun. Il se propose de rencontrer Serge et Marc, les fils de Max, et d’établir leur filmographie. J.-C. Olive se propose de revenir sur le dépouillement de Quai des orfèvres, pour poser la question de savoir si ce document permet de reconstituer virtuellement le découpage technique. C.Hermosilla et Isabelle Debien développeront le travail sur les deux Fantômas : bibliographie, comparaison des photos de plateau et des séquences de film. FdlB reprendra le dossier Celui qui doit mourir (scénario annoté conservé à l’IJV et dessins à la CF) que Marion Poirson n’a pas assumé.
Prisca Grignon, en relation avec Giusy Pisano, responsable du programme consacré à Pimenoff au sein du même programme ANR, entreprend l’étude des « maîtres » et « disciples » qui est un mode de fonctionnement essentiel dans la corporation des décorateurs. Il faut souligner la logique qui se construit à mesure que les recherches progressent entre les différents chantiers de ce programme Cinémarchives.
Au CA de la CERIJV le 25 juin 11, décision a été prise de programmer un numéro d’Archives à finaliser pour novembre 11 pour une parution début 2012. Il sera consacré à Cela s’appelle l’aurore. Le sommaire comprendrait :
– le texte de Jacques Choukroun sur le plan de tournage
– un travail sur les décors du film, au-delà des cinq dessins déjà analysés par François Amy de la Bretèque (FdlB) sur le carnet de Cinémarchives, texte qu’il faudrait peut-être reprendre sous forme papier si l’ANR donne son autorisation
– une enquête plus poussée sur les diverses versions du scénario et sur les relations Bunuel /Ferry / Roblès, que FdlB a abordées dans le texte sur la « scène de la tortue » publiée sur le site de Cinémarchives (FdlB s’en chargera)
– une analyse des photos de tournage de la Bifi et de Mme Roblès : Caroline Hermosilla s’en chargera
– une étude du film raconté paru dans Mon Film, document donné à l’IJV par Mme Roblès Macek : Prisca Grignon s’en chargera.
Cinémarchives semble avoir exercé un pouvoir d’entraînement, en particulier dans la dernière année, pour les universitaires et pour les archivistes. Pour ces derniers, c’est le désir, exprimé par la Cinémathèque française, de poursuivre sur cette voie avec un nouveau projet. Pour les premiers, c’est le même désir exprimé par l’Université de Paul Valéry, mais c’est aussi l’engagement beaucoup plus important de jeunes collègues dans le projet Imagenèses (avec constitution d’une véritable équipe potentielle à Paris Diderot), et le fait que CERILAC, sous la direction du professeur Nathalie Piégay-Gros, ait décidé d’arrêter comme axe de recherche collectif l’archive dans les domaines de la littérature, du théâtre, de la peinture et du cinéma. Modestement mais réellement, des enseignants-chercheurs de littérature viendront explorer le fonds de scénarios Triangle le 14 septembre prochain. Un parcours « Archives » a été élaboré pour les étudiants de L3 et de M dans l’UFR LAC.
Pour les archivistes, il y a la satisfaction de voir des archives cataloguées intéresser des équipes de recherche sur un programme pluriannuel (et non plus des individus isolés et de passage), et ainsi leur travail valorisé. Mais cela a aussi permis d’encourager les archivistes à communiquer sur leurs fonds, leurs hypothèses, leurs problèmes : le colloque final et les deux sites réalisés incluent des travaux réalisés par les archivistes (recherche de données, de sites, présentation de fonds, de problématiques de restauration, etc.). Cette prise de parole n’a pas été toujours aisée dans ses débuts, mais elle a finalement été largement acceptée et assumée.
Quant aux deux sites mis en ligne (Triangle et Pimenoff) en juin dernier, il est encore trop tôt pour en évaluer la fréquentation et l’impact (des outils statistiques sont en place pour le permettre), mais on peut espérer que ce travail, qui tend à se généraliser (voir par exemple la présentation que fait Charles Keil, dans le volume 21, nos 2-3 de la revue Cinémas de la mise en ligne progressive des archives Thanhouser, un des prédécesseurs de la Triangle : http://www.thanhouser.org/history.htm). Le fait que la période des années 10 soit maintenant considérée dans le domaine public permet, grâce au web haut débit, de mettre en ligne non seulement des textes, mais aussi des photographies et des films, ouvrant la voie à une consultation comparative des archives en ligne sans précédent. C’est pourquoi il faut accentuer la sensibilisation des enseignants-chercheurs à l’usage des nouveaux médias avec lesquels, contrairement à leurs étudiants, ils ne sont pas familiers. Ainsi, archives, recherche et édition électronique peuvent s’associer pour des résultats constructifs parce qu’aisément falsifiables et affinables. Par un renversement prometteur, la période la moins bien connue du cinéma peut devenir la plus visible et la plus aisément analysable. Il ne s’agit plus alors seulement de recherche, mais aussi d’enseignement : l’accès en ligne à des archives raisonnées (comme c’est le cas pour Thanhouser), mais aussi à l’infinité de documents offerts par le web est en train de modifier profondément à la fois les méthodes d’enseignement (et donc les lieux d’enseignement) et l’équilibre des disciplines et des modes d’analyse.
La création des deux sites Triangle et Pimenoff par la Cinémathèque française (http://www.cinematheque.fr/sites-documentaires/triangle/index.php , http://www.cinematheque.fr/sites-documentaires/pimenoff/index.php ) a été rendue possible par le travail des documentalistes, des archivistes, des doctorants, des enseignants-chercheurs et du directeur de la documentation électronique, Bertrand Cappe, selon un plan élaboré en concertation avec Giusy Pisano pour Pimenoff et Marc Vernet pour la Triangle. L’expérience acquise avec le carnet en ligne Cinémarchives a également été utile, notamment parce que les archivistes ont pu ainsi aisément accéder aux éléments de la recherche et en tirer les enseignements pour leur propre travail.
Ces deux sites sont libres d’accès et pérennes : ils s’inscrivent dans une politique de la Cinémathèque française de valoriser ses fonds d’archives à partir de travaux de chercheurs (la mise en ligne des deux sites a été simultanée avec celle d’un autre site, consacré au fonds du Crédit national, éclairé par Frédérique Berthet). Par ailleurs, le carnet de recherche Cinémarchives est maintenu, pour la poursuite du travail et la publication des travaux d’étudiants de Paris Diderot ou d’ailleurs, dans le domaine des archives.
Elles se font par le biais des sites en ligne, par la poursuite des séminaires de recherche (notamment à la Cinémathèque française sur les recherches techniques, narratives et esthétiques pour des scènes de nuit), par les Actes des journées d’études et du colloque, par deux thèses en cours, par la poursuite du carnet de recherche Cinémarchives (où sera publiée la filmographie Douy établie par B. Py en attendant son inclusion dans la base Cinédoc de la Cinémathèque française) et par deux ouvrages en préparation. Les films et les photos numérisés sont consultables à la Cinémathèque française qui, après reprise intégrale du catalogage et de l’indexation du fonds Triangle publiera un nouveau plan de fonds à l’usage des chercheurs.
Le 18 août 2011,
Marc Vernet
Coordinateur du programme ANR Corpus 2007 « Cinémarchives »
Jean-Michel Frodon, journaliste, essayiste et historien du cinéma, a conçu et animera, avec Marc Vernet, une journée consacrée aux rapports entre cinéphilie et enseignement du cinéma dans et hors de l’enseignement secondaire avec des historiens, des enseignants, des formateurs et des responsables de la Culture et de l’Education.
Entrée libre, dans la limite des places disponibles, mais inscription obligatoire auprès de Loraine Pereira : loraine.pereira@inp.fr .
Pour voir le programme :
Inp programme_patrimoine cinématographique éducation
Grâce à l’amabilité des Archives françaises du film (que Eric Le Roy, Daniel Brémaud et Malbouhi Fereidoun soient remerciés), j’ai pu visionner avant-hier trois films de la Triangle, deux qui ne figurent pas dans les avoirs de la Cinémathèque française, et un titre partagé. Il s’agit tout d’abord de deux films de 1917 : Broadway Arizona, de Lynn Reynolds, avec Olive Thomas en vedette, sur support 35 mm restauré par les AFF (en 2001), et Golden Rule Kate, de Reginald Barker, avec Louise Glaum en vedette.
Pour ce dernier, crédité de 50 mn sur IMDb, il s’agit d’un support numérique pour 16 minutes conservées seulement. L’étrange est que le film donne l’impression d’être complet au moins pour la ligne narrative, mais il s’agit sans doute d’une forte réduction. Quant au premier, il est complet et restauré avec les teintages d’origine, pour une histoire d’un éleveur de bovins de l’Arizona qui tombe sous le charme d’une vedette de Broadway. Elle se laisse courtiser mais le directeur de son théâtre ne joue cette relation que sous l’angle de la publicité qu’elle confère à sa vedette alors que l’homme de l’Arizona est sincèrement épris. Elle finit par l’éconduire. De retour dans son ranch, il apprend que surmenée elle doit se reposer et que la campagne lui ferait du bien. Il revient à New York lui proposer de séjourner dans son ranch et elle l’éconduit de nouveau. Il la kidnappe et l’installe dans une “cabin”, assistée par une Indienne quelque peu autoritaire. Peu à peu elle prend plaisir à cette retraite, feint de ne pas accepter les hommages de l’éleveur, mais finit par refuser de rentrer à New York et déclare son amour pour son kidnappeur. Le film présente fortement l’opposition entre l’enfermement mondain de New York et les grands espaces ventés de l’Arizona en prenant bien soin, notamment pour ce dernier mais aussi pour New York, de recourir autant que possible au décor naturel réel. On se souvient de Manhattan Madness avec D. Fairbanks qui traitait le même thème mais avec une prédominance de New York alors qu’ici c’est l’Arizona qui l’emporte.
Golden Rule Kate est dans la tradition Ince pour la trame narrative comme pour l’image. Kate tient fermement les rênes de son saloon très actif (on aperçoit au début,accoudé au comptoir, John Gilbert interprétant The Heller que la tenancière a à la bonne), mais qui fait concurrence aux sermons d’un prêtre nouvellement arrivé. Ses clients proposent de punir le prêtre, ce à quoi elle adhère avant de se raviser et de le laisser libre de ses actes. Le prêtre, accompagné de sa mère, peut poursuivre tranquillement sa mission. On a là une version courte, très adoucie et pacifiée de Hell’S Hinges, de William S. Hart, dont la trame est similaire mais le ton bien plus noir.
Le troisième film est justement Hell’ Hinges, dont la Cinémathèque possède une copie avec cartons d’origine, dont je n’ai vu qu’un report numérique. La copie des AFF, en 16 mm (dépôt de Connaissance du cinéma), en diffère sensiblement sur plusieurs points : elle est plus moderne (elle comporte en son début quelques cartons ajoutés), plus fraîche et nettement moins charbonneuse. Mais surtout elle fait l’économie du début, présent dans la copie de la Cinémathèque française, et elle possède une fin plus ample et plus articulée. Un jeune prêtre, fraîchement ordonné sur la côte Est, est resté sensible aux charmes de la mondanité et de ses jeunes ouailles. Pour son bien, sa hiérarchie décide de lui confier une toute nouvelle paroisse dans une localité de l’Ouest. Il s’y rend avec sa soeur en calèche. La ville de Hell’s Hinges est dominée par le patron du saloon où l’on joue, boit et danse activement. On règle ses comptes au revolver dans l’unique rue de la ville. Le public se moque des nouveaux arrivants et des croyants qui on appelé le prêtre. Une nouvelle église est construite. Arrive en ville Blaze Tracy, incarné par William S. Hart, qui se met au service du patron du saloon pour maintenir l’ordre. Mais il tombe sous le charme de la soeur du prêtre et prend sa défense. Alors qu’il a quitté la ville pour aller chercher un médecin, les hommes du saloon prennent d’assaut l’église et y mettent le feu malgré la résistance, d’abord pacifique puis armée des croyants. Le prêtre est tué dans l’affrontement. De retour, Blaze met le feu au saloon. Toute la ville prend feu. Blaze la quitte et retrouve la soeur du prêtre et tous partent au loin pour une nouvelle vie en laissant derrière eux les ruines fumantes d’une ville, comme Sodome ou Gomorhe, dont il ne reste rien. Le film est impressionnant par cette fin, articulée autour de deux incendies réels puisqu’il est véritablement mis le feu aux deux décors construits en pleine nature. Photographiquement, cette fin est largement traitée en ombres chinoises, avec de nombreux figurants pour le désordre dans la ville une fois l’affrontement entre les deux camps déclenché et les deux incendies allumés.
La copie des AFF, distribuée par Blackhawk Films (Davenport, Iowa), fait l’économie de tout le début sur la côte Est et commence directement par le long panoramique gauche-droite (rare) accompagnant la calèche dans les collines de l’Ouest aride. D’où la nécessité de mettre des cartons modernes pour présenter les personnages et leur situation. Quant à la fin, elle est mieux conservée dans la copie des AFF que dans celle de la Cinémathèque française avec des plans plus longs donnant plus d’importance aux feux : l’église qui se consume entièrement et peu à peu s’effondre, en arrière-plan du groupe formé par le prêtre mort et sa soeur éplorée : on se souvient ici de l’incendie de la pension dans Hoo Doo Ann, issu de Fine Arts, alors que notre film est Kay Bee), mais aussi le feu que Blaze (!!!) Tracy met au saloon et laisse intentionnellement se développer en tenant en joue sa population. On imagine que ces scènes étaient teintées rouge et permettaient, comme dans Birth of a Nation pour les feux de bengale de la célébration du premier Bull Run, une mise en valeur des silhouettes humaines traitées en ombre chinoise. Pour les retrouvailles finales entre Blaze et la soeur du prêtre, là encore la copie des AFF respecte mieux la solennité donnée à la lenteur contemplative des plans sur la tombe du frère et la nature des collines.
Comme par hasard, le film est visible sur le net, dans une excellente copie restaurée, claire et apparemment complète : http://www.filmpreservation.org/preserved-films/screening-room/hell-s-hinges-1916 . Cette restauration est due au MOMA et la présentation sur le Web est accompagnée d’un très bon commentaire. D’autres copies sont conservées, nous dit la FIAF, en 16 mm à la Cinémathèque royale de Belgique, en 35 mm à la Cineteca de Friuli, au Danish Film Institute, à la George Eastman House, à la Library of Congress et donc au MOMA. Cela dit assez la notoriété, la diffusion et l’importance du film.